Revenir, longtemps après un premier séjour,
dans un lieu qu’on aima, c’est tenter
les démons de la mélancolie.
N’y revient-on pas pour vaincre le temps avec
un morceau d’espace peut-être inchangé
? Hélas! Il faut vite reconnaître la
puérilité du défi, se détromper.
Seule la nature est demeurée ce qu’elle
était: voici la mer, la montagne, la plaine.
Mais ce qui est de l’homme change. Et de l’homme
sont les villes.
Que sera Beyrouth ? Me demandais-je, vingt ans après
une première et unique escale. J’vais
le souvenir d’une ville provinciale, voire «colonial»,
alanguie dans sa chaleur lente, malgré son
légendaire commerce. Dans ma mémoire,
la et l’achat ne privait pas le vendeur ni l’acquéreur
de «prendre leur temps». Ils négociaient,
mais en savourant de minuscules tasses de café,
rite tout libanais. Ces tasses, d’ailleurs,
vous étaient offertes au premier prétexte,
à la moindre rencontre. Elles étaient
les points sur les « i » du mot amitié.
La densité du café « turc »
rappelait, malgré la vie circonstancielle,
à l’essence des choses.
Me trompais-je? II se peut, mais telle était
mon image. Déjà l’avion la contredisait.
Avant d’atterrir, nous survolions une cité
non plus horizontale, mais verticale, plantée
de hauts cubes et de hautes boîtes géométriques.
Etait-ce encore Beyrouth, ce hérissement de
béton ? Allais-je faire mauvais cœur contre
la bonne fortune d’une ville ? Après
tout, me corrigeais-je, voici le signe d’une
vie non recluse, d’une prospérité.
De ce point de vue, Beyrouth annonce de loin son modernisme.
Le Liban, à peine plus vaste que l’île
voisine de Chypre, montre ainsi son aptitude à
la fortune, à l’expansion hors de ses
étroites frontières. Ainsi se manifeste
ce génie commercial qu’on n’a jamais
cessé de lui reconnaître depuis que les
bateaux phéniciens cabotaient au long des rivages
de la Méditerranée, sans crainte même
de franchir les colonnes d’Hercule pour chercher
l’étain des lointaines et brumeuses Cassitérides.
Certes, je n’ai pas « revisité
» Beyrouth les yeux vers les gratte-ciel. On
en voit trop de par le monde, peu différents
les uns des autres. En général, c’est
la tenue de bagnard des villes modernes… Ils
n’ont pas poussé ici, semble-t-il, selon
un ordre établi. J’aime en cela reconnaître
l’un des premiers du caractère libanais:
son individualisme, à ce point estimable, dans
un monde tendu vers le stéréotypé,
qu’il fait oublier ses excès, les difficultés
qui peuvent en résulter pour l’Etat.
Ces architectures, laissons-les. Le Liban est à
hauteur d’homme. On doit y regarder les visages,
les gens. Les gestes. La foule est d’une grande
diversité, pour la raison au moins qu’à
la population proprement libanaise s’ajoutent,
sur cette terre d’accueil et d’asile,
des émigrés venus de partout. «
…Une petite Europe industrieuse, libre, intelligente
surtout… » En ces termes, Gérard
de Nerval définissait, dans son Voyage en Orient,
le Liban, vers 1843. Aujourd’hui, il faudrait
remplacer les trois premiers mots par : « un
petit monde », et accorder les adjectifs.
Beyrouth et devenue cité internationale. L’ancien
fond pourtant n’a pas disparu.
Naguère, la place des Canons, la plus célèbre
de la ville, comme je la connus, me parut un forum
d’indolence. On faisait cirer ses chaussures
au centre du trottoir, avec sérénité.
Des nombreux petits bars sortait parfois un air de
flûte, lent comme une couleuvre. Il y avait
des fiacres… Aujourd’hui, de massives
voitures américaines ou germaniques sont alignées
en bordure des trottoirs. Les automobiles coulent
à flot. Des « juke-boxes » tonitruent
en arabe et en toutes langues. Des panneaux de plusieurs
étages annoncent les programmes des cinémas.
Les maisons basses sont dominées par d’immodestes
immeubles voisins. La place même s’est
agrandie… Mais j’ai retrouvé le
café dont on assure qu’il est le plus
ancien de la ville. A l’intérieur il
abrite toujours des fumeurs de narguilé et
les joueurs invétérés, ceux qui
«tapent la carte» à longueur de
journée ou méditent devant un jacquet.
Aussi longtemps que je verrai des narguilés,
une certaine confiance ne me quittera pas. Ces fumeurs
ressemblent à l’enfant qui tête.
Le tuyau défie le temps, l’empêche
de filer comme sur une autoroute. Sa courbe ralentit
la vie. Encore un instant de volute, Monsieur le bourreau
!... Encore un songe de fumée !
A quelques mètres de la peu martiale place
des Canons, le temps marche soudain à reculons.
On entre dans les souks. Malgré les transistors
criards et l’invasion des objets en plastique,
l’Orient s’impose. Voici de quoi satisfaire
notre goût des labyrinthes clos sur leurs odeurs
et leur vie.
Il est d’autres villes du Liban où les
souks, je le sais, ont plus fidèlement gardé
leur ancien caractère. Ceux de Saïda,
l’antique Sidon, par exemple, ont mieux conservé
leur structure d’autrefois. Le promeneur, dans
l’échancrure des murailles rapprochée,
voit à quelque détour le port, où
se balance une mahonne devant devant le Galaat el
Bahr, la forteresse insulaire que les Croisés
bâtirent au XIIIe siècle, si bellement
appelée « le château de la mer
», véritable titre pour un récit
légendaire. A Tripoli, les souks enserrent
des bâtiments du Moyen Age; si on parcourt le
khân al-Khâyyatîn, on assiste aux
travaux des tailleurs. Ils cousent, jambes repliées,
sur des tréteaux de bois patinés par
l’usage, devant leurs échoppes, comme
autrefois pour se protéger de la boue…
Le XIVe siècle est à peine caché
par le présent. A Beyrouth, nous en sommes
loin, mais le miracle est que demeurent des souks
en pleine ville moderne.
Comprendrai-je pourquoi je n’ai jamais pu me
lasser, ici comme ailleurs, de ces venelles étroites,
après quarante ans de voyages et de séjours
en Afrique et en Orient ? Le pied glisse sur des pierres
polies et grasses d’usage, d’usure. Des
portefaix vous heurtent, écrasés de
charges inhumaines. Plus loin, des enfants se jettent
dans vos jambes, ou vous regardent ébahis,
un doigt dans la bouche. Un oiseau dans une cage exiguë
sautille. Un chien fouille de son museau un tas de
déchets. Il y a toujours une « rue des
Bouchers », pour vous emplir l’odorat
de l’odeur mate du sang, vous montrer des stalactites
de viandes pendues à des crochets, des bassines
où baigne la triperie. Chez les Arméniens
des souks de Beyrouth, des chapelets de saucisses
rougeâtres, pétries de piment, pendent
en rideaux. Chez les épiciers, voici d’étranges
cocons : ce sont de grosses courges sèches,
et l’on s’en sert comme d’éponges
pour les soins de la peau. Au vrai, j’aime,
dans ces bazars, la proximité des choses, des
objets les plus divers. Ces grandes salades ouvertes
en éventail, qu’une main négligente
humecte pour leur redonner un peu de frais. Les pavois
de cotonnades. Les fruits en pyramides. Les artisans
dans des trous d’ombre. Ce sont là des
couloirs à la fois magiques et familiers, où
sont montrés le s produits de la terre, les
inventions des hommes. Des galeries, comme celles
d’un musée, si l’on veut - mais
du musée de la vie.
Vend-on encore, dans les souks de Beyrouth, des sorbets
composés avec la neige prise aux pentes du
Mont Sannine, dont l’échine blanche domine
la baie ? Jadis, les voyageurs arrivés d’Europe
en étaient enchantés. Ces gourmandises
ont dû disparaître. Je n’ai pas
vu non plus les dames de confession Druse ou Maronite
portant sur la tête ces cornes d’orfèvrerie
(hautes de plus d’un pied, assure Nerval) que
l’on appelle tantours. Je regrette. Elles devaient,
dans la foule, avoir apparence de licornes.
Qu’il est doux, ce mot : tantour! Je le répétais
au long de mes promenades dans les souks. Tantour…
tantour …. J’entendais un chant de colombes.
Les souks enferment aussi des mosquées, des
églises. Parmi ces dernières, il en
est une (j’oublie son nom) qui est celle du
culte grec catholique. J’y entrais comme on
y psalmodiait la liturgie. C’était retrouver,
sur le sol libanaise, les chemins de Byzance.
L’iconostase de l’église était
belle, avec de hautes figures saintes, sur des fonds
d’or point trop rénovés. Proche
de l’entrée, une icône représentait
saint Georges terrassant le dragon. Les fidèles
qui entraient dans l’église s’inclinaient
devant devant l’image, la touchaient de leur
front, la baisaient de leurs lèvres.
Par son exploit, saint Georges n’est-il pas
Libanais ? Naguère, on montrait, aux portes
de la ville, la grotte où vivait le dragon.
Ce monstre allait avaler tout vive la fille du roi
de Beyrouth, mais saint Georges survint, et de sa
lance il transperça la bête. Qu’ils
sont ici nombreux les endroits attachés à
de pieuses légendes, à des contes merveilleux
! Au Liban, d’après certains, se verrait
la pierre marquée du sang d’Abel assassiné.
D’autres savent où se peut voir la sépulture
de Chanaan, fils de Cham. J’ai foulé
le sable d’une plage : en ce lieu, m’assurait-on,
la baleine s’échoua, et Jonas en sortit.
Le poète s’interroge : « Qui oserait
faire du scepticisme au pied du Liban ? Ce rivage
n’est-il pas le berceau de toutes les croyances
du monde ? » Sans doute est-ce trop dire, mais
il faut reconnaître que ce pays, tenu communément
pour avant tout propice au négoce temporel,
est aussi celui de la spéculation spirituelle.
Dans ce domaine, comme en d’autres, on y cultive,
avec passion, la différence. Loin de nous l’intention
de préciser les caractères particuliers
sur lesquels s’établit chaque communauté
religieuse ! II suffit d’énumérer
les confessions pour qu’apparaisse la diversité.
Une population de 1 800 000 Libanais (Près
de 1 400 000 Libanais vivent à l’étranger)
se partage en musulmans sunnites, musulmans chiîtes,
Druzes, catholiques maronites, catholiques melkites,
greces-orthodoxes, catholiques arméniens, syriens
catholiques, catholiques latins, grégoriens,
nestoriens, nestoriens, jacobites, israélites,
protestants… j’en oublie peut-être
; on m’excusera. Certes, les deux spiritualités
dominantes, pour ne pas dire les deux seules, sont
la foi musulmane et le christianisme, mais, comme
le note Mme Denise Barrat dans un récent ouvrage
: « II y a, au Liban, dix-huit communautés
plutôt que deux religions. Chaque communauté
a son existence propre. »
En revanche, la libre pensée, l’athéisme
ne sont pas reconnus : on ne peut se marier civilement
sur le territoire libanais, encore qu’un mariage
civil contracté à l’étranger
y soit reconnu. Le Code civil, d’ailleurs, punit
d’un emprisonnement d’un mois à
un an « toute personne qui blasphémera
publiquement le nom de Dieu ». Par bonheur,
nous sommes ici sur une terre habile aux accommodements!
Le Liban ne pourrait vivre sans le génie de
l’arrangement. Un devoir permanent de conciliation
s’impose à lui, qui se transforme en
devoir de synthèse lorsqu’il s’agit
de problèmes plus graves et des destinées
du pays. Ainsi le Liban, adossé au monde arabe
et ouvert sur le monde occidental, comme l’indique
le plus rapide regard sur une carte, ne peut se séparer
ni de l’un, ni de l’un, ni de l’autre.
La pluralité est la chair du Liban.
II est une autre évidence première:
tout Libanais ne cesse d’appartenir au sol natal,
fût-il depuis longtemps « négociant
» dans le village perdu d’une lointaine
brousse - (que de foi, en Afrique noire, j’entendis
cette phrase : « Allez chez « le »
Libanaise », pour m’indiquer que je trouverais,
dans son comptoir, l’objet ou le produit impossible
à trouver ailleurs !) - ou grand homme d’affaires
en Amérique, ou écrivain à Paris.
Bien connue, mais vraie, l’histoire du Libanais
enrichi à l’étranger qui offrit
à sa patrie une monumentale horloge publique
! Elle a valeur de moralité. L’horloge
orna long temps, fort embarrassante au demeurant,
l’une des principales places de la ville. Elle
est aujourd’hui déplacée. On peut,
d’une certaine façon, le regretter !
C’était le symbole de la fidélité
des Libanaise à la mère patrie.
Revenons au particularisme religieux des Libanaise.
C’est à Beyrouth, en cet avril 1967,
que j’entendis parler de la prochaine manifestation
d’un Sage suprême, envoyé pour
éclairer et sauver le monde. II ne s’agit
pas de supposition: ce Sage doit apparaître
avant l’an 2000, les traditions l’ont
annoncé. Certains pensent qu’il naîtra
(s’il n’est déjà né)
en Asie centrale ; d’autres estiment que son
berceau sera le Liban. Mon initiateur était
l’une des personnalités majeures de ce
pays. II s’appelle M. Kamal Joumblatt.
Homme politique, M. Joumblatt veut accorder le socialisme
progressiste à la spiritualité des Druzes.
Je songeais, l’écoutant, à la
rencontre du cheik Saïd-Escherazy et de Gérard
de Nerval. Le poète, arrivé sur la terre
libanaise, s’éprend d’une demoiselle
druze. Saléma, tel est son nom, lui apprend
que son père, cheik Saïd justement, est
emprisonné par les Turcs, alors maîtres
du Liban. Gérard, pour conquérir le
cœur de Saléma, décide d’intervenir
auprès du pacha d’Acre, qu’il connut
à Paris. Du même mouvement, il visite
le cheik dans sa geôle. Le prisonnier, au cours
de leurs rencontres, le renseigne sur la religion
des Druzes. Du moins, pour ce qu’un étranger
peut savoir, car la tradition doit demeurer secrète
à ceux qui n’appartiennent pas à
la communauté, et parmi les Druzes eux-mêmes,
seuls les initiés, les akkal, ont connaissance
des écritures sacrées.
Ce mystère, justement, devait plaire à
un poète épris d’ésotérisme.
L’obligation du secret à l’égard
des non-Druzes s’expliquait par les persécutions
infligées aux fidèles, mais Nerval trouvait
un aliment pour sa rêverie.
La religion des Druzes est un faisceau de traditions
mystiques. Elle réunit, en un tout homogène,
des éléments spirituels où l’on
retrouve l’Islam, la pensée pythagoricienne,
celle de Zoroastre, les anciens cultes iraniens, l’Hindouisme,
l’Evangile. Que le peuple druze soit, depuis
le XIe siècle, indissociable de l’histoire
du Liban, montre combien cette terre est celle des
rencontres et des synthèses, des oppositions
et des alliages.
C’est pourquoi nous paraissent si justes ces
souhaits formulés par le philosophe René
Habachi pour son pays : « … De partout,
dans le présent, pomper la science dont nous
avons besoin, mais en ressuscitant nos sources philosophiques.
Demander au marxisme, comme au personnalisme, comme
à l’existentialisme, leur éclairage
dans le présent, mais en plongeant vers Avicenne
et Averroès, vers Thomas d’Aquin et Augustin,
pour y trouver les cardes de notre intelligence. Aller
à la science la plus positive et la plus audacieuse,
mais en retrouvant nos racines religieuses chez Ghazali
et Ash’ari comme Chez Grégoire de Nazianze
et Jean de Damas. Tenter les recettes de l’empirisme
le plus novateur, mais, pour n’y pas succomber,
aller demander d’abord conseil à Aristote
et à Platon… Souhaiter toutes les révolutions
sociales les plus inouïes, mais se recueillir
dans les vérités de l’Evangile
et du Coran. »
Peut-être s’étonnera-t-on, après
lecture des lignes précédentes, que
certains pays voisins fassent acte de pudibonderie
à l’égard de Beyrouth !
La capitale, il est vrai ne proscrit pas le plaisir,
fort heureusement ; elle ne le cache pas. Beyrouth
est un grand port ; il ne lui conviendrait pas des
prendre des aspects de couvent. C’est également
un centre de tourisme ; le touriste aime à
se divertir. Aussi le néon illumine-t-il l’avenue
des Français et la rue de Phénicie qui
doivent compter autant de bars, de « saloons
», de « shows » que Montmartre ou
Montparnasse. Dans les boîtes de nuit, les danses
orientales alternent avec les « numéros
» américains et les tours de chant des
vedettes françaises. Les effeuilleuses, à
vrai dire, respectent les limites d’une pudeur
imposée, devant un public qui croque des morceaux
de carotte crue et des pistaches.
A ces endroits trop « fabriqués »,
combien je préfère, pour ma part, les
beuglants populaires qui sont proches de la place
des Canons ! Là, on fume avec calme le narguilé,
en regardant et parfois en encourageant d’une
phrase des danseuses dont les rotations ventrales,
les torsions de reins, les coups fessiers rythmiques,
le flottement des bras mettent à l’épreuve
la toute-puissance du mâle oriental. Souvent,
un chanteur de mélodies folkloriques assure
un repos entre ces trémulations, remuements,
secouements et ondulations. Sur une viole carrée
à corde unique, son archet grince. II chante
une chanson de chamelier, presque une monopée,
qui vous englue de son interminable lenteur, de sa
solitude. L’air, les paroles sont nés
de la ligne d’horizon. L’espace soudain
s’établit dans la salle, et les entraîneuses,
le menton dans la main, ont du vague à l’âme.
Beyrouth des plaisirs s’enorgueillit de son
« Casino du Liban », vaste construction
à quelque distance de la ville, sur une hauteur
qui domine le golfe. Ici, le luxe triomphe, mais l’imagination
non moins, au cours d’un spectacle dont on chercherait
vainement l’équivalent à Broadway,
Las Vegas ou Paris. Pendant deux heures et demie,
scènes, danses, ballets se succèdent
sans interruption ni faille. Une machinerie électronique
fait de la salle un lieu où, du plafond, du
plancher, des murs surgit la surprise. Que des rideaux
de pluie, fontaines, une piscine même emplie
d’ondines apparaissent derrière la rampe,
ce n’est rien ! Voici qu’un train, comme
on en voit dans les westerns, sort des coulisses,
grandeur nature, et roule autour de la salle, avec
sa cargaison de voyageurs, sa fumée, son bruit.
Obscurité ! Un tapis volant lumineux parcourt
les airs, d’un vol capricieux, monté
par un conteur, sans qu’on puisse voir ce qui
le soutient. Est-on en Russie ? De vrais chevaux,
qui galopent sur place, tirent une troïka, la
neige vole sous leurs sabots. Nous voici en Orient
: un fumeur de narguilé, et dans le flacon
géant de la pipe nage la femme de son rêve…
Ne pas parler d’un tel spectacle serait méconnaître
l’imagination, le droit à la féerie,
les joies qu’on éprouve aux feux d’artifice
une forme de poésie.
On peut, après cela, revenir à Beyrouth,
errer dans le quartier « réservé
», jouxte la place des Canons. Nulle demoiselle
sur les trottoirs, mais, sur la façade des
maisons, se superposent, à chaque étage,
des enseignes lumineuses, qui portent un prénom
sur un verre dépoli, tout comme des enseignes
d’honnête artisan. Certaines proposent
la couleur d’une toison : voici l’étage
de Leila el Chacra, Leila la blonde, ou précisent
un lieu d’origine, afin qu’un exilé
puisse retrouver les pays natal ou quelque habileté
locale dans l’amour : Hoda Halabie, Hoda d’Alep
; Olga la Tripolitaine ; Hikmat el Misrié,
Hikmat l’Egptienne… Plus loin, Antoinette,
puisque l’Occident rejoint ici l’Orient,
à soin d’ajouter : la Française,
Lucy, l’Anglaise… Leila, Hoda, Hikmat,
Litanie de la nuit.
C’est tout cela, Beyrouth. Tous les degrés
de l’infortune et de la fortune. Des peuples
passant, s’arrêtant, repartant, parmi
les sédentaires. Les jeux extérieurs
et la pensée qui se cherche. Les palaces, et
les gargotes où tournent sur un axe, en plein
air, au-dessus de la braise, des viandes, le chawarma
délicieux, parfumé de mille herbes…
« De Tyr à Tripoli, des civilisations
complexes, différentes, souvent prestigieuses
mais toujours complémentaires, font surgir
de la terre et de la mer le passé, révélant
la synthèse dont l’homme du XXe siècle
est formé… Au Liban, le voyageur le plus
audacieux ne va qu’à la rencontre de
lui-même. »
Ces lignes de Michel El Khoury devraient guider le
voyageur lorsqu’il visite Byblos, Tyr, Baalbek,
Sidon, les sites archéologiques du Liban. La
plupart de ces lieux se présentent comme des
complexes. On n’y découvre pas une seule
civilisation dans ses mutations successives à
travers les siècles, mais des civilisations
et des cultures superposées ou juxtaposées,
une sorte d’alluvionnement. Tous montrent bien
ce que fut cette région du monde : un pont
entre l’Asie-Mineure et l’Afrique, comme
telle fatalement destinée à subir les
influences des voisins qui vivaient à ses deux
extrémités et l’épaulaient.
Le jeu de l’histoire a voulu qu’elle intéressât
aussi des peuples de l’ouest. Ainsi, de touts
les points cardinaux lui échurent des éléments
qui font d’elle comme un musée des rencontres
entre l’Occident et l’Orient, l’aire
par excellence de leur dialogue.
II est peu d’endroits dans le monde où
la succession des âges apparaisse mieux qu’à
Byblos. Là, sur une courbe avancée de
la terre dans la mer, la vie, des hommes peut être
suivie depuis 5000 ans avant J.-C. Nous parlions d’alluvions
? Les constructions et les villes qui s’établirent
ici formaient, lors du commencement des fouilles,
une couche de décombres haute de douze mètres.
Byblos est comme un estuaire où se déposèrent
les limons d’un fleuve humain.
Le site est dominé par un donjon autoritaire.
Une enceinte en forme de quadrilatère le préserve,
flanquée de tours à ses angles, armée
d’une tour supplémentaire au nord. Cette
place forte s’appelle le Château des Croisés
- et il est vrai que ceux-ci commencèrent de
l’édifier au début du XIIe siècle.
De loin, l’ensemble, se découpant sur
les montagnes proches et l’espace de la mer,
profilant ses volumes cubiques sur l’horizontale
de celui-ci et les courbes de celles-là, ne
manque pas de puissance. A distance, on éprouve
une impression d’unité. Mais que l’on
s’approche ! Les bâtiments révèlent
leurs avatars à travers l’histoire, une
longue suite de démolitions et reconstructions,
au cours de laquelle les ruines servaient de matériaux
pour de nouveaux édifices.
Si l’enceinte, dans ses parties inférieures
de l’est et du sud, est des Croisés,
elle est des Arabes à l’ouest et au nord,
et ces derniers y ont encastré des tronçons
de colonnes romaines. Le donjon, où certains
blocs dépassent cinq mètres de longueur,
fut édifié par les Croisés avec
des pierres trouvées sur le lieu même,
qui appartenaient à des monuments plus anciens,
temples romains ou construction de l’époque
perse (539-332 avant. J.-C.). L’escalier intérieur
fut largement reconstruit par les Ottomans (1516-1918
après J. C.). Si l’on sort du château,
c’est par une porte arabe, comme les mâchicoulis.
A l’extérieur, quelques pas vous conduisent
vers une simple et belle église de style roman,
et vous vous mettez à l’ombre d’un
baptistère extérieur, dont le charme
révèle une influence italienne. Que
de pouvoirs furent ici abolis, remplacés par
d’autres qu’à leur on abolissait
! Tout est grandeur et décadence, disait Eugène
Delacroix, qui eût aimé ces rivages.
Encore est-ce la partie récente de Byblos.
Du donjon se peut voir son passé le plus ancien,
parfaitement « lisible » grâce aux
travaux des archéologues grâce aux études
de Maurice Dunand, en particulier. Cette fois, nous
quittons le temps modernes. Voici, légèrement
au-dessus du terrain, des plaques blanchâtres
: ce sont les sols enduits de chaux des habitations
néolithiques. « L’enduit de chaux,
devenu aujourd’hui dur comme pierre, écrit
M. Dunand, est étendu sur un radier de cailloux.
Ceux-ci ont été cassés afin que
leurs arêtes vives s’encastrent dans la
terre et prennent mieux la couche de chaux. Un polissage
donnait au sol ainsi apprêté une surface
poli et lisse. » Ainsi l’homme, plus de
3500 ans avant J.- C., a-t-il déjà le
souci de séparer le sol de sa demeure de la
terre qui l’entoure. On se prend à rêver
devant cet effort d’habitat… Plus loin,
l’étonnement n’est pas moins grand
devant les vestiges d’une grande résidence.
Cette construction mesurait 35x32 mètres ;
elle appartenait à l’ensemble urbain
qui se développa du XXIVe au XXIIe siècle
avant J.-C. Son toit et ses superstructures étaient
soutenus par cent vingt colonnes de bois.
N’est-ce pas à Byblos que se retrouve
le mieux la Phénicie ? Certes, le site de Tyr
évoque des faits d’importance : le départ
de ceux allaient fonder Carthage, les sièges
conduits par Nabuchodonosor et par Alexandre le Grand
– mais les ruines, dans leur état présent,
y sont romaines et byzantines. On ne peut qu’y
relire la « Lamentation sur la chute de Tyr
», admirable texte d’Ezéchiel :
O toi qui es assise aux entrées de la mer,
qui trafiquais avec tous les peuples…
O Tyr, tu as dit : « Je suis parfaite en beauté
»…
Et réentendre la conclusion tragique :
Les commerçants des peuples
sifflent sur toi ;
Tu es devenue un sujet d’effroi ;
et pour jamais tu n’es plus
Les ruines de Byblos permettent, au contraire, de
ressusciter la cité Phénicienne. Devant
ce qui reste de ses constructions, l’imagination
se reporte à l’un des plus hauts mythes
de cette Egypte qui si longtemps domina de son influence
ou de sa puissance les terres du Liban actuel. Qu’on
s’en souvienne… Osiris à été
enfermé par traîtrise dans un cercueil,
que ses ennemis jettent dans le Nil. Alors commence
la quête d’Isis. Elle recherche le corps
de son époux. Avec Nephtys, sa sœur, elle
se rend, si l’on en croit Plutarque, Jusqu’en
Phénicie, à Byblos. Le cercueil est
parvenu jusque-là, mais il s’est échoué
contre un arbre dont le tronc, en grandissant, l’a
enserré. Bientôt l’arbre atteint
une telle force que le roi de Byblos en fait le pilier
central de son palais. Isis devine où gît
son bien aimé. Elle se concilie les bonnes
grâces du roi, au point d’obtenir le coffre.
Elle le rapporte en Egypte… Les légendes
n’ont pas d’âge.
La visite de Byblos devrait proscrire la hâte.
II faut s’arrêter, par exemple, dans le
temple dit « des obélisques » (début
du IIe millénaire avant J.-C.). « Comme
exemple d’architecture dit Sir Leonard Woolley
- il est lamentablement décevant. » Sans
doute. Toutefois cette construction avec des monolithes
de pierre brute, caractéristique de la phase
la plus ancienne de l’art phénicien,
évoque une civilisation et ses croyances. Les
fidèles ne se contentaient pas de faire tailler
ces obélisques qui « perpétuaient
leur présence ou celle d’une tierce personne
devant la divinité » (Dunand). Ils déposaient
des offrandes et des ex-voto. Ces objets sont conservés
au Musée de Beyrouth. On y peut voir nombre
de statuettes en bronze du dieu Baal, encore partiellement
recouvertes d’or, et quelques chefs-d’œuvre.
De belles haches fenêtrées, en or, prouvent
la maîtrise des artistes phéniciens,
leur habileté dans technique de l’orfèvrerie
et l’usage de la granulation. Mieux exposé,
un poignard en or du XIXe siècle avant J.-C.
montrerait toute la richesse de son décor.
Sur son fourreau triangulaire, en particulier, se
succèdent, bien dessinés et enserrés
dans cet espace restreint, un roi sur un mulet, un
lion auquel un chasseur vient subrepticement sectionner
(procédé de chasse) l’artère
d’une des pattes de derrière, un loup,
et, sur le triangle couvrant la pointe, un poisson.
Cet admirable objet témoigne de grandes ressources
techniques, mais non moins d’un génie
plus assimilateur que créateur : on y peut
dénombrer des influences crétoises,
égyptiennes, hourrites, sumériennes.
Faut-il s’en étonner ? L’ancienne
Phénicie, comme le Liban des temps modernes,
est un exceptionnel lieu de rencontres et d’échange.
Son génie ne pouvait être à l’abri
des grands courants de pensée qui le traversaient.
A Byblos encore, parmi les lourds sarcophages trouves
dans le puits funéraires, celui du roi Ahiram
(fin du XIIIe siècle avant J.-C., d’après
M. Dunand ; vers 975, d’après Woolley)
est Justement célèbre. L’inscription
gravée qu’il porte (des menaces contre
ceux qui violeraient la sépulture) est l’un
des premiers exemples d’écriture alphabétique
que nous possédions. Le décor sculpté
juxtapose, de haut en bas, des apports divers. La
cuve repose sur de style hittite. Le relief central
montre, de gauche à droite, le roi assis sur
un siège dont le dossier s’orne de sphinx,
devant un guéridon portant un repas funéraire
; puis un porteur de flabellum, deux porteurs d’offrandes,
quatre orants. Cette scène est d’inspiration
phénicienne, mais elle est surmontée
d’une frise floral de lotus à l’égyptienne.
Quelle fut l’importance du rôle que jouèrent
les Phéniciens dans le développement
de l’art antique ? Nous emprunterons notre réponse
à Leonard Woolley : « Ce fut grâce
aux Phéniciens que vers le XIVe siècle
avant J.-C. s’est établie comme une Koinè
de la Méditerranée orientale. »
Entendez par Koinè : langue commune en matière
d’art, ou communauté artistique.
L’établissement d’une koinè,
n’est-ce pas la vocation même du Liban
d’aujourd’hui ? Nous y songions devant
le petit port de Byblos. On nous apportait des poissons
grillés, pêchés dans la baie,
et des verres emplis d’arak. Des filets bleus
séchaient au soleil. La crique était
la même que celle où devaient relâcher
les bateaux phéniciens.
Devant Byblos, la mer était ouverte.
L’hélicoptère (qu’on utilise
souvent à d’odieuses fins meurtriers)
offre le plus lyrique moyen de voir un pays. L’égal
du tapis volant, c’est lui, non pas l’avion,
qui va trop vite et écrase le sol. L’avion
est fait pour les nuages ; l’hélicoptère,
pour la terre. Avec lui on peut s’immobiliser
au-dessus d’un site, se poser sur une place
de village. II vous semble être de ces bourdons
qui volent parallèles à une tige et
soudain plongent dans le calice, pour repartir à
l’horizontale.
Vu d’hélicoptère, le Liban montre
sa simple structure et sa diversité. A peine
l’aérodrome quitté, si l’on
tourne le dos à la mer, il faut s’élever
au long des pentes. Que de villas, de maisons, de
villages ! On se demande si le jour n’est pas
proche où le Liban côtier ne sera plus
que la banlieue campagnarde de Beyrouth, voire une
seule agglomération allant de Tripoli à
Sour ! Déjà nous survolons les premières
neiges ; bientôt les neiges pérennes
des sommets, si blanches dans l’éclatante
lumière qu’aux replis d’ombre elles
paraissent bleues. Le mot Liban est une déformation
de l’ancien vocable sémitique Lebnan,
qui signifiait blanc. Saluons l’étymologie
! Soudain, dans ce blanc, voici des fourmis multicolores,
celles-ci glissent sur leur pattes ; celles-là
roulent sur elles-mêmes avant de s’arrêter
en gesticulant, les membres comme emmêles. D’autres
nous font de grands gestes. L’hélicoptère
les met en émoi, virant au dessus d’une
station de sports d’hiver.
Encore sur cette blancheur, un bouquet sombre: les
cèdres. Qu’on ne s’attende pas
à des forêts, comme il y en eut jadis,
ces forêts convoitées par le monde antique.
On entretient les survivants avec piété,
dans la crainte de leur disparition. Ils ont droit
à tous les soins. Electus ut cedri. Après
tout, il est bien d’avoir choisi pour emblème
national un arbre dont le bois est imputrescible!
Il figure sur le drapeau libanais, mais curieusement
prend alors le profil d’un arbre de Noël.
C’est toujours un peu Noël quand le drapeau
flotte.
Voici de longues vallées transversales, des
coupures profondes qui descendent vers la mer. Celle
de la Kadisha, la vallée sainte, berceau de
la religion maronite. On m’assure qu’à
flanc de roc vivent des ermites, dans des refuges
inaccessibles. Comme la retraite doit être difficile
dans ce pays de vergers, fait pour le plaisir de vivre
et de manger l’orange en compagnie! Un autre
val: celui du Nahr Ibrahim, succède au précédent.
Là, dans ce fond, à la source de la
rivière, on venait jadis célébrer
Adonis.
Adonis est Libanais. Certes, Myrrha, sa mère,
le portait en elle quand elle dut se réfugier
en Arabie, où elle fut transformée en
arbre à myrrhe, qui s’ouvrit pour laisser
passage à l’enfant. A peine adolescent,
il quitte l’Arabie, passe au Liban. Bel adolescent
! Vénus te voit, Vénus t’aime.
Vénus te suit au cours de tes chasses dans
les monts Liban. Pour toi, Vénus abandonne
les séjours charmeurs de Cythére, d’Amathonte
et de Paphos. Ne t’étonne pas si tu provoques
la jalousie des dieux, leur colère. Ce sanglier
qui fonce sur toi, reconnais-le : c’est Mars
déguisé. II blesse ta cuisse adorable.
Tu agonises Tu meurs. Vénus te rejoint trop
tard. Que peut elle ? To pleurer. Mais la douleur
est inventive. Chaque goutte de ton sang sera fleur,
rouge fleur, que les Arabes nomment « blessure
d’an-Naaman », le mot signifie «
chéri », et nous disons anémone.
Blessure de l’aime.
La rivière, aux crues du printemps, à
la fonte des neiges, conduit à la mer un flot
de limon rouge. C’est encore ton sang. Tu ressuscites
à chaque printemps, fleur et limon. Tu es la
renaissance, la victoire sur le froid. Nous serons
morts, tu vivras encore. Adonis de tous les Libans.
Le Liban franchi, les neiges dépassées,
les montagnes plus fauves de l’Anti-Liban sont
à l’horizon, les crêtes qui servent
de frontière avec la Syrie, et là-bas,
vers le sud, le Mont Hermon, où les Cananéens
plaçaient le siège du Très-Haut,
derrière lequel il y a la Palestine, et cette
Galilée dont le nom est l’un des plus
doux à prononcer… Entre les deux chaînes,
une plaine étale, long tapis ancien aux teintes
amorties : la Bekaa, grand couloir des invasions,
grande aire à blé. Il fallait que Rome
ici montrât sa toute-puissance et que la richesse
de la terre lui appartienne. Elle a construit Baalbek.
Rome pourtant n’était pas la première
à bâtir sur ce site, près de la
rivière qui, dans la plaine vaste, est preuve
de vie. Suivons les archéologues. Quinze siècles
avant notre ère, des hommes s’étaient
déjà installés dans ce lieu,
comme l’ont révélé, des
sondages entrepris dans la cour du grand temple. Au
IIIe siècle, les Lagides, dynastie qui eut
pour chef un des généraux d’Alexandre,
régnèrent sur l’Egypte et la Syrie
Méridionale. Ils assimilèrent le dieu
de Baalbek à celui d’Héliopolis,
la métropole religieuse égyptienne,
et donnèrent à Baalbek le nom d’Héliopolis.
Au siècle suivant, les Séleucides d’Antioche,
leurs successeurs, élèvent la terrasse
du temple. Les Romains prennent la relève,
après la conquête du pays en 63 avant
J.-C. Au 1er siècle de notre temps, sous Néron,
les travaux du grand temple sont en voie d’achèvement.
Au IIe siècle, on construit le temple dit de
Bacchus, les portiques de la grande cour et ses salles
latérales ou exèdres. Aux IIIe siècles,
les Sévères couronnent de chapiteaux
dorés les colonnes des propylées. Concurremment
avec ces travaux, les dieux phéniciens s’associent
aux divinités importées par les conquérants
: Hadad, seigneur des forces naturelles, Atargatis,
déesse de la fertilité, Adoni, dieu-fils,
se confondent bientôt avec les hellènes
Zeus, Aphrodite et Hermès, puis avec Jupiter,
Vénus, Mercure.
Est-ce dire que la voix de Rome fut sans réplique
? Nullement. Le grand temple porte la marque de l’esprit
phénicien. Les cours qui se succèdent
et conduisent à la demeure du dieu ne sont
pas de tradition latine, non plus que l’adyton
du temple dit de Bacchus n’en relève
: là se retrouvent les conceptions des architectes
phéniciens qui construisirent le temple de
jérusalem. Un archéologue érudit
et passionné, M. Georges Borgi, nous fit remarquer,
par exemple, combien était singulière,
dans un édifice romain, la tour à cinq
étages dressée dans la cour du grand
temple. A son sommet, on faisait des offrandes d’encens,
comparables à ces « sacrifices sur les
toits » dont parlent les Ecritures. Au demeurant,
la tradition libano-syrienne est vivante à
Baalbek.
Les Romains ont donné à Baalbek sa colossale
puissance. Heureusement, l’influence hellénistique
l’allége, et l’influence orientale
lui confère un certain mystère. On peut
s’émerveiller devant les monolithes du
Trilithon, devant ces trois blocs de près de
750 000 kilos qui sont sertis dans l’enceinte
- et s’interroger sur leur façonnage,
leur transport, leur mise en place, jusqu’ à
croire à l’intervention de géants
ou d’êtres mystérieux, venus d’autres
mondes afin de construire une plate-forme pour des
engins intersidéraux ! L’émotion
est à son comble lorsqu’on découvre,
dans une proche carrière, un bloc plus grand
encore. Parfaitement taillé, il est resté
en place, attaché au sol, prêt «
pour un départ qui n’a jamais eu lieu
», selon l’expression poétique
de l’ émir Chéhab, éminent
directeur des Antiquités du Liban… Quoi
qu’il en soit, ce mégalithisme rappelle
une tradition orientale A Baalbek, l’empire
de Rome est largement mordu par ce qui le détruira
: un autre pouvoir, fondé, lui sur la primauté
du spirituel de la transcendance.
« J’ai rêvé quelques heures
au milieu de ces magnifiques ruines, qu’on ne
peut plus dépeindre après Volney et
Lamartine », écrit encore notre Nerval.
Cette désinvolture est plaisante ! Et le raccourci,
fort sage. Les touristes d’aujourd’hui
se font photographier au pied des six illustres colonnes,
afin que soit visible « l’échelle
». Ils ont raison. Aussi bien imitent-ils en
cela Barrès - l’incorrigible Barrès
qui, devant le charmant palais oriental de Beit ed
Din, si plein de grâce et d’élégance,
trouve encore l’occasion d’y sentir «
du sang et de la mort » ! Gérard, après
avoir salué les ruines, remonte sur son mulet
et s’en va.
Nous ne l’avons pas imité. Nous sommes
allés chez un pâtissier du village, qui
n’a pas son pareil. Ses gâteaux orientaux
sont tout pétris de miel, d’amandes,
de pistaches. Tant de saveur en si peu de volume,
c’est aussi de l’art - et tant de modestie…
Les Léviathan de l’architecture me pardonnent
!
Il est de vastes pays monotones… Si divers est
le Liban, il fait oublier ses dimensions ! Pour les
phéniciens la mer était la plus grande.
Ils regardaient vers elle. Leurs descendants se tournent
vers le monde.
Au Liban même, l’espace restreint incite
à l’habileté, à l’ingéniosité.
J’aimerais parler des conducteurs libanais.
Qui voyage au Liban connaît, pendant les premiers
jours, l’angoisse, la fragilité de l’existence.
Sur les routes sinueuses de la montagne ou de la côte,
les voitures foncent, se dépassent dans les
virages, se frôlent de près, au point
qu’on croirait participer à un spectacle
de « stock-cars » dont la règle
serait d’éviter les autres véhicules
à la toute dernière seconde. Les sueurs
froides bientôt disparaissent. On comprend d’abord
qu’il est nécessaire de conduire ainsi
dans un pays aux voies encombrées, dans une
Beyrouth au trafic intense. Ensuite, on admire : le
chauffeur libanais est un virtuose ; il joue du moindre
véhicule comme d’un stradivarius. Tout
pareillement, on me fit l’éloge des pilotes
d’avions militaires : leur ciel est mesuré.
A peine les chasseurs à réaction atteignent-ils
leur plus grande vitesse, ils risquent de se trouver
déjà dans l’espace aérien
d’une nation voisine ! Ils doivent manœuvrer
dans d’étroites limites. Contraints,
eux aussi, à la dextérité, ils
sont, m’assure-t-on, parmi les meilleurs du
monde, des maîtres.
Sa diversité, le Liban la doit à la
nature, aux hommes, aux religions, à l’histoire.
D’où vient pourtant que ce pays a un
« climat » unique, une unité de
charme ? Les éléments variés
qui le composent n’ont-ils pas un dénominateur
commun ? La réponse est simple et paraîtra
trop simple, mais il la faut donner : le Liban est
terre de poésie. D’abord, les poètes
y sont exceptionnellement nombreux, qu’ils soient
d’expression arabe ou française, et si
nous ne donnons aucun nom, c’est pour ne pas
dresser une longue liste et pour éviter la
critique littéraire. Je crois qu’il y
a une poésie populaire dans les villages des
monts et de la plaine. Au moins, une sagesse poétique
y révèle un art de comprendre la vie.
Des dictons, des proverbes nous en assurent. Au cours
des soirées, des réunions de famille,
dit un témoin, «nous nous livrions à
cette sorte de joute littéraire… A tour
de rôle, chaque assistant du cercle formé
autour du foyer, devait immédiatement trouver
un proverbe commençant par la même lettre
qui terminait le proverbe donné par le voisin
et ainsi de suite… Un homme ou une femme qui
ne savaient pas plusieurs centaines de proverbes étaient
alors regardés comme des ignorants ».
Ces proverbes naissent du bon sens campagnard : on
ne peut pas tenir deux pastèques dans une seule
main, ou : même l’épée s’émousserait,
si elle se mariait. Souvent, ils usent d’admirables
métaphores : le reproche amical est le savon
des cœurs. Il en est d’une grande profondeur
: l’aboiement du chien ne nuit pas au ciel.
Cette subtilité est si libanaise qu’on
en retrouve l’écho dans l’œuvre
d’un de plus grands poètes et dramaturges
d’aujourd’hui, Georges Schéhadé.
Ainsi ce poète aigu, subtil, savant, écrit-il
: La paresse fait tourner les moulins, ou bien, plus
étrangement : Un caractère de femme
embellit l’aviation.
Oui, le Liban multiple a son unité dans la
poésie. Je ferme les yeux… Je revois
les arcades ommeyades d’Anjar, dans la Bekaa,
dessinées sur les lointains sommets couverts
de neige. Elles portent de la neige sur leurs courbes
parfaites. A quelque bruit soudain, cette neige bat
des ailes, s’envole, remonte au ciel. Que la
neige imite les colombes, que les colombes imitent
la neige, tous les aspects du monde se rassemblent.
La poésie naît… Et j’aimais,
à Beyrouth, ces modestes baraques où
sont disposés en grappes et en figures des
citrons, des oranges. Sur le fond de la mer bleue,
voici le jaune, l’ambre, l’or. Les fruits,
d’ailleurs, sont transformés sur place
en boissons fraîches. Nous y sommes. L’orange
était l’image. Et l’image conduisait
à l’essence. Devant la mer, nous étaient
offertes et l’image et l’essence.
L'arrêté
du 17/1/1924 N.2385 modifié par la loi N.75
du 3/4/1999 (Articles 2,5,15,49 et 85) stipule:
L'auteur d'une oeuvre littéraire ou artistique
détient du seul fait de sa création
un droit de propriété absolue sur cette
oeuvre, sans obligation de procédures formelles.
L'auteur de l'oeuvre bénéficiera lui-même
de l'exploitation de son oeuvre, il possède
le droit exclusif de la publier, et de la reproduire
sous quelques formes que ce soit. Qu'il s'agisse ou
non d'oeuvres tombées dans le domaine public,
seront punis d'un emprisonnement d'un mois à
trois ans et d'une amende de cinq millions à
cinquante millions de livres libanaises ou à
l'une des deux peines seulement, ceux qui: 1-auront
apposé ou fait apposé fraudulement un
nom usurpé sur une oeuvre littéraire
ou artistique; 2-auront, pour tromper l'acheteur,
frauduleusement imité la signature ou le signe
adopté par un auteur; 3-auront contrefait une
oeuvre littéraire ou artistique; 4-auront sciement
vendu, recelé, mis en vente ou en circulation
l'oeuvre contrefaite ou signée d'un faux nom.
La peine sera aggravée en cas de récidive.
Copyright DiscoverLebanon.com