Le
lycée Abdel-Kader a 100 ans - Un château
de style anglais
A Zoqaq alBlat, sept écoles sont installées.
L’une d’entre elles vient de fêter son centenaire:
le lycée AbdelKader, jadis connu sous le nom
de Lycée de jeunes filles de la Mission laïque
française. Ce n’est pas un hasard si le nouveau
conseiller culturel français, Adrien Lechevallier,
a consacré, le 7 octobre dernier, sa première
visite à cet établissement francophone.
Il
faut «amener les populations locales à
se perfectionner elles-mêmes et non aller contre
leur nature», souhaitait Pierre Des champs,
inspirateur et fondateur de la Mission laïque
française (MLF).
En
1909, il est chargé d’installer à Beyrouth
un établissement scolaire. Le collège
des filles sera créé un an plus tard.
Parallèlement, en 1914, la fondatrice de la
British Syrian Mission, Mme Bowen Thompson et sa sœur
construisent ce qui deviendra l’école Hariri
II et le lycée AbdelKader, qu’elles occuperont
quelque temps. Ce dernier, un château de style
anglais, est racheté par le Dr Debrun, qui
le céda à son tour à la Mission
laïque française en 1929, date à
laquelle il devint le Lycée de jeunes filles.
La mixité s’y instaure jusqu’à la classe
de 7ème.
Le
Grand lycée, ouvert à Sodeco, accueille
les jeunes gens. Le Lycée des filles, qui prendra
le nom de l’émir AbdelKader et deviendra mixte
en 1974, est alors formé de deux bâtiments.
Le plus beau, le château, est réservé
aux maternelles et à l’internat des filles.
Dans les années 40, une vingtaine de jeunes
femmes, venues de Bagdad, de Palestine ou de Tripoli,
y avaient leurs appartements. Le second accueillait
les classes de la 12e à la 1ère, et
les filles poursuivaient la terminale au Grand lycée.
«Nous nous y rendions déjà pour
des cours de sciences en 1ère S pour profiter
des laboratoires et à l’occasion de retrouver
les garçons qui nous y attendaient»,
s’amuse à raconter Nour. Nour, c’est la mémoire
du lieu. Elle a passé 58 ans à y parcourir
les couloirs; élève de 1933 à
1945, puis enseignante et, enfin, bibliothécaire
jusqu’en 1991.
Si
jamais on rendait un livre déchiré ou
en retard, nous devions lui verser 10 piastres, se
souvient Fatmé Saghir, ancienne élève
et actuelle conseillère d’orientation. Le matin,
et pendant les récréations, elle vendait
des cahiers estampillés du nom de l’établissement
et des plumes, les mala. Nous les achetions surtout
les jours d’examens pour avoir une belle écriture.
Elles étaient plus fines pour le français
que pour l’arabe. Nous les trempions dans l’encre
mauve placée sur les tables». L’uniforme,
qui n’est plus d’actualité, a eu ses heures
de gloire: tablier noir, à carreaux vichy rose
pour les filles, bleu pour les garçons, jupe
bleu marine et col blanc, etc. Fatmé se souvient
qu’étudiantes, elles allaient les acheter chez
Zéfir à souk Tawilé. «Aucune
femme ne portait de pantalon, précise Nour.
Nous avions juste un short rouge pour le sport».
Les surveillantes générales étaient
là pour faire respecter la discipline et la
bienséance.
«Mme
Lamia Khatib, je m’en souviens encore, s’exclame Fatmé.
Un lendemain de fête, j’avais encore des traces
de khôl sur les yeux. Dès qu’elle m’a
aperçue elle s’est écriée: «Mlle,
allez vous laver le visage!«, et c’était
la même chose si elle considérait que
notre décolleté était un peu
trop échancré». «Nous n’avions
bien évidemment pas la permission de sortir
toutes seules de l’école à l’exception
de celles qui rentraient déjeuner chez elles,
reprend Nour. Si nous nous risquions à l’école
buissonnière, c’était la porte. Nous
étions, toutefois, allées manifester
près du SaintGeorges pendant la guerre d’Algérie
sous le slogan: ‘‘Oui à l’Indépendance,
oui à l’Algérie’’». En 1959, lors
d’un discours à la mémoire de Mme Lévy,
directrice du lycée pendant 27 ans, Mme Labaki,
ancienne étudiante, se remémore que
«dans les conflits qui opposaient le Liban à
l’autorité mandataire, la directrice essayait
de comprendre cette jeunesse, et lorsque ses élèves
prenaient part aux mouvements de réveil national,
elle ne les jugeait pas. L’important pour elle était
qu’elles suivent en bonnes lycéennes leurs
études et qu’elles réussissent. Elle
comprenait nos légitimes revendications et
jugeait avec beaucoup de sagesse que revendiquer un
juste droit n’est pas faire preuve d’ingratitude».
La
Mission laïque aura été la première
à soigner la langue arabe dans ses établissements,
comme l’écrit Parisot, professeur à
Beyrouth en 1929, dans la Revue de l’enseignement
français hors de France. «Ce fait surprendra
encore certains Français, car il est paradoxal,
inhumain. Les élèves libanais, comme
des Français passent le baccalauréat
en langue française, leur langue nationale
n’y figurant que comme une langue “étrangère”.
Comme des Français, ils étudient l’histoire
de France en priorité, et l’histoire mondiale
du point de vue français surtout. Comme des
Français, ils n’auront donc pas le droit d’ignorer
les côtes du Bassin parisien ni le plateau de
Lannemezan. Mais le Liban est une terre étrangère,
comme leur langue est étrangère au baccalauréat
français passé par des Levantins à
Beyrouth».
Cependant,
«dès la fondation de son collège
de Beyrouth, la Mission laïque a accordé
une très large place à l’enseignement
de la langue et de l’histoire nationales (…). Quoique
nous ayons fait, le résultat reste, et pour
longtemps, que nos élèves sont plus
conscients du génie français qu’ils
ne le sont du génie arabe ou sémitique.
Un impérialiste seul s’en réjouira (…).
D’autre part, conclut le professeur, le HautCommissariat
français et le gouvernement libanais, viennent
d’organiser un baccalauréat francolibanais
(…).
Connaître
son pays est le premier impératif du patriotisme».Nour
a une mémoire insensée. Ses cours de
vocabulaire en 6e avec Mme Vidal lui reviennent à
l’esprit. «Elle nous demandait de décrire
les arbres du lycée, il fallait être
précis, poétique, disaitelle».
A l’époque, dans le grand parc, aujourd’hui
remplacé par de nouveaux bâtiments et
par les terrains de sport, il y avait plein de glycines.
En 10 minutes, nous devions trouver le bon mot pour
définir la couleur des grappes. Je pourrais
également parler des cours d’histoire en 5e
où nous devions faire revivre Pompéï
avec le vocabulaire adapté. Qui connaît
cela aujourd’hui? Internet a tué les gens».
Fatmé
rebondit sur le sujet: «Prenez les fables de
la Fontaine, nous les connaissions par cœur à
force de les avoir répétées.
Maintenant personne ne les connaît. Sans lecture,
pas d’instruction, le cerveau ne fonctionne plus».
Le verdict tombe, la jeunesse semblerait moins savante.
D’autre part, les enfants des employés du lycée
ont toujours eu l’accès gratuit à l’enseignement,
Nour était la fille du jardinier. «Il
n’y avait aucune distinction entre les élèves
de différents horizons sociaux ou religieux,
insistetelle. Nous avions la note que nous méritions.
Le fils du concierge est devenu par exemple ambassadeur».
Quant à Aïda Labaki, elle apprit «sur
les bancs du lycée, que la fraternité
humaine est plus constructive que la fraternité
confessionnelle». Cette fraternité humaine
se veut encore d’actualité. «Quand on
passe le portail du lycée, on entre avec ses
croyances mais on ne les exprime pas. Les filles peuvent
porter un voile, nous sommes au Liban. Mais il n’y
a ni chiite, ni druze, ni chrétien, ni sunnite,
ni blanc, ni jaune, il n’y a que des élèves»,
conclut le proviseur.
Delphine
Darmency
- Lycée
Abdel-Kader: >> Voir
la Vue << (2011-11-01)