admin
Site Admin
Joined: 09 Mar 2007 Posts: 529 Location: Jbeil Byblos |
|
Première imprimerie à caractères Arabes au Liban |
|
La première imprimerie à caractères Arabes au Liban (1733) par Prof. Joseph Abou Nohra - (Extrait sans les notes)
Le dialogue entre l'Orient et l'Occident par le moyen du livre, s'est fait vers la fin du XVe siècle après une attitude de méfiance adoptée par les sultans ottomans envers l'introduction de l'imprimerie dans l'Empire (Les sultans craignaient aussi bien la falsification des livres religieux islamique par le moyen de l'imprimerie, que la propagation de nouvelles idées subversives. L'interdiction émise par le sultan Bayezid 2 contre l'usage de l'imprimerie en 1485 a été renouvelée par son fils Selim 1er en 1515). La ville d'Istanbul a été la première, non seulement dans l'Empire Ottoman, mais aussi dans tout l'Orient, à connaitre l'art typographique. L'initiative de cette innovation revient à la communauté juive de la ville qui, malgré l'interdiction de la Sublime Porte contre l'usage de l'imprimerie sur tout le territoire de l'Empire, avait pu obtenir du Sultan Bayezid 2 l'autorisation d'installer à Istanbul une imprimerie à caractères hébraïques pour promouvoir l'édition des livres religieux juifs à des prix plus abordables que ceux des manuscrits rares et chers. Le premier livre sorti sous presses (Précis d'histoire juive) date de 1490; soit trente cinq ans après la parution de la Bible latine de Gutemberg.
Durant sa longue carrière qui a duré jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'imprimerie d'Istanbul a fait sortir quelques livres arabes imprimés en caractères hébraïques, dont, en 1551, une traduction célèbre de la Bible, faite par Said al-Fayyumi.
Il a fallu attendre jusqu'au début du XVIIIe siècle pour l'apparition de l'imprimerie à caractères arabes dans l'Empire Ottoman, soit deux siècles après l'édition de l'Horologion melkite de Fano, le 12 septembre 1514, qui est le premier livre imprimé au monde. La première imprimerie arabe de l'Empire Ottoman avait fonctionné à Snagov et Bucarest à la requête du patriarche orthodoxe d'Antioche, Athanase IV Dabbas et l'appui du prince roumain Constantin Brancovan, Voivode de Valachie.
Quant à la première imprimerie à caractères arabes au Liban, elle date de 1733. Après avoir retracé l'histoire de cette imprimerie connue sous le titre de l'imprimerie de Zakher ou l'imprimerie de Suwayr, les archives inédites du couvent Saint- Jean de Suwayr permettront de donner un aperçu sur son origine et son rayonnement culturel.
A. Les origines de l'imprimerie de Zakher
1- L'imprimerie de Qozhayya
Le Liban avait déjà connu l'art typographique dès la fin du XVIe siècle, avec l'imprimerie du couvent Saint- Antoine de Qozhayya qui eut une existence éphémère et ne fit sortir qu'un Psautier syriaco-arabe transcrit cependant en caractères syriaques, selon le système Karsuni. Dans ce couvent antérieur à 1154, a commencé l'histoire du livre imprimé au Liban. Cette histoire se constitue dans un échange culturel entre l'Europe et les régions arabes de l'Empire Ottoman où le clergé chrétien, de par sa formation et ses liens avec Rome, était ouvert à la culture occidentale, et le plus apte, au Liban, à assurer le lien avec l'Occident. C'est sous le double aspect de l'autonomie administrative dont jouissait le Mont-Liban de la part de la Sublime Porte, et des relations culturelles de sa population chrétienne avec l'Europe, qu'il faudrait situer l'histoire de l'imprimerie au Liban. C'est à cause de ces facteurs, et non par pur hasard, que les premières imprimeries du Liban ont été instituées dans les couvents retirés au fond des vallées profondes (Qozhayya) ou accrochés aux versants escarpés de la montagne (Suwayr) et non dans les villes marchandes de la côte ou l'autorité ottomane était plus forte et les habitants chrétiens étaient minoritaires.
2- L'imprimerie Arabe d'Alep
l'imprimerie de Bucarest qui avait publié le Missel (1701) et l'Horologion (livre des heures) dans les deux langues, arabe et grecque, a probablement été transférée à Alep, à la demande du patriarche Athanase IV Dabbas. Première imprimerie à caractères arabes de l'Orient, l'imprimerie d'Alep a fait paraître entre 1706 et 1711 sept livres, tous liturgiques et religieux. Si l'origine roumaine de la presse d'Alep n'est pas contestée,, celle de ses caractères arabes l'est toujours. Schnurrer, Charon et Graf pensent que le matériel et les caractères de l'imprimerie d'Alep proviennent de Valachie et que le patriarche Dabbas les aurait rapportés de Bucarest, dès son retour à Alep en 1704. Sylvestre de Sacy, Joseph Nasrallah et Virgil Candea trouvent, avec raison, une différence entre le genre de caractères de l'imprimerie de Bucarest et celui des caractères d'Alep et pensent que leur fabrication est locale. Nous savons qu'une biographie de Abdallah Zakher lui attribue la création de l'imprimerie arabe d'Alep: "Il en grava les matrices, les caractères et tous les instruments…", mais il nous semble que cette affirmation est exagérée, car elle équivaut à une réinvention de l'imprimerie. Comment était-il possible pour Zakher qui n'avait jamais voyagé en Europe, de fonder une imprimerie de toutes pièces, "sans avoir jamais vu une, et sans qu'on lui eût au moins décrit cette installation tellement sophistiquée pour les non-initiés?.
Il est probable que le patriarche Dabbas ait ramené avec lui de Bucarest, la presse avec d'autres outils essentiels, et les matrices et les caractères furent fabriqués à Alep avec l'aide d'Anthime d'Ibère, typographe de talent qui avait la direction de l'imprimerie arabe de Bucarest et qui accompagna le patriarche Dabbas à Alep pour aider à l'installation de la presse et initier les autochtones à l'art typographique. C'est là que "Abdallah Zakher qui avait travaillé à l'imprimerie d'Alep avant de s'installer définitivement au Liban, a pu mettre en valeur ses talents d'artiste et de savant pour graver les matrices et fabriquer les nouveaux caractères qui différent de ceux de Bucarest". Quelques années plus tard, Zakher va profiter de son expérience d'Alep pour créer la première imprimerie arabe du Liban au couvent Saint-Jean de Suwayr, maison- mère de l'Ordre Basilien Choueirite, appelé de nos jours: couvent de Hinsarah, par référence au village qui porte ce nom et qui s'était constitué autour du couvent.
3- Les sources disponibles
L'histoire de l'imprimerie du couvent Saint-Jean, continue de susciter des polémiques quant à son origine et au rôle réel joué par Abdallah Zakher. Une étude critique des sources relatives à cette imprimerie, surtout les archives choueirites (registres des comptes, Annales…) permet une nouvelle approche du sujet.
Les sources choueirites qui se rapportent à la genèse et à la réalisation du projet de l'imprimerie sont constituées par les Annales qui retracent l'histoire de l'Ordre depuis sa fondation, et par les registres des comptes qui indiquent les dépenses faites pour la confection des matériaux nécessaires à la typographie et la reliure, ainsi que les rentrées faites par la vente des livres imprimés, avec les noms des agents de vente et des lieux ou les livres sont écoulés. Il y a aussi la biographie de Zakher faite par son disciple Yuwakim Mutran, et la correspondance qu'il avait échangée avec le Père Fromage à propos du litige sur les origines de l'imprimerie, en plus d'une autobiographie qu'on lui attribue et dont l'authenticité est contestée.
A part les sources choueirites il existe les sources jésuites constituées par les Annales et la correspondance du Père Fromage, supérieur général de la Mission Jésuite de Syrie, qui avait entretenu avec Zakher une polémique acerbe après s'être approprié le mérite du projet de l'imprimerie.
4- La vie de Zakher
L'histoire de l'imprimerie du couvent Saint-Jean est liée à son promoteur et artisan le diacre Abdallah Zakher. Né dans la ville syrienne d'Alep en 1684, Abdallah est le fils de Zakariyya Sayeg. Il avait été surnommé "al-Zakher" ( plein de science) par référence à sa grande érudition et à son habilité consommée. Zakher avait reçu sa formation intellectuelle dans la ville d'Alep où, avec son cousin Nicolas Sayeg, futur supérieur général de l'Ordre Choueirite, il avait fait des études de grammaire et littérature arabes chez le sayh Sulayman al-Nahwi (le grammairien) et des études philosophiques chez le très zélé et savant Père Jean Baja qui les initia aux secrets de la science philosophique, théologique et religieuse.
Dès son enfance, Zakher avait fait preuve d'un esprit brillant et inventeur. Il s'était distingué à l'âge de onze ans dans le métier d'orfèvre qu'exerçait son père. Grand érudit, passé maitre dans l'art de la sculpture sur bois et la gravure sur métal ainsi que dans la confection des bijoux, les qualités de Zakher le rapprochèrent du patriarche orthodoxe Athanase Dabbas (1647-1724) qui avait eu recours à lui dans la transcription des manuscrits, et surtout dans le travail de l'imprimerie arabe d'Alep. Ses bonnes relations avec le patriarche Dabbas durèrent jusqu'en 1720. A cette date, le patriarche qui, jusque-là, entretenait de bonnes relations aussi bien avec Byzance qu'avec Rome, s'était officiellement prononcé contre le catholicisme. Zakher, en tant que champion de l'unité avec Rome, ne pouvait pas rester indifférent à l'attitude du patriarche Dabbas et à celle de quelques zèles Orthodoxes. Il fut l'auteur, en 1722, de controverses passionnées qui le désignaient à la vengeance de ses antagoniste.
Zakher a du quitter Alep en novembre 1722 après le retour du patriarche Dabbas du concile de Constantinople, muni de lettres pour molester des Catholiques dont il figurait en tête de liste. Il se réfugia au couvent Saint-Jean de Suwayr, situé dans le Mont-Liban, chez son cousin, le moine Nicolas Sayeg qui était déjà élu assistant de l'Ordre Choueirite depuis 1720. De 1723 à 1726 Abdallah Zakher a eu un itinéraire mouvementé. Il a quitté le couvent Saint-Jean en juillet 1723 pour éviter à l'Ordre Choueirite les vexations d'Athanase, et passa quelque temps entre le couvent maronite de Louaizé à Zouk, chez son ami le moine Gabriel Farhat, et le couvent des Jésuites à Aynturah ou résidait son ami le Père Pierre Fromage. Revenu au couvent Saint-Jean entre 1726 et 1728, il fut obligé de retourner de nouveau à Zouk car les moines choueirites avaient été, à cette date, expulsés du couvent par les Orthodoxes. Durant son dernier séjour au couvent Saint-Jean, Zakher avait commencé à construire une grande salle pour abriter une imprimerie qu'il projetait d'y installer. Il y retourna définitivement en 1731 et acheva la mise en place de l'imprimerie en 1733. Zakher passa au couvent le reste de sa vie à composer et à imprimer des ouvrages jusqu'à sa mort survenue le 30 aout 1748.
De nous jours, l'imprimerie de Zakher au couvent Saint-Jean est transformée en musée qui fut inauguré par le Président llyas Hrawi le 12 juin 1998. On y conserve toujours les matrices en argent massif fabriquées par Zakher, les plaques de cuivre gravées aussi par lui, et les caractères de plomb qu'il avait fondus. Le patriarche melkite Maximos IV Sayeg considère que Zakher, avec le patriarche Maximos III Mazlum sont "les deux plus grands hommes de l'Eglise Melkite à l'époque moderne".
Comment Zakher a-t-il pu, à lui seul, réaliser la première imprimerie arabe du Liban? Pourquoi sa polémique avec le Père Fromage? Quel a été le rayonnement culturel de cette imprimerie? Ce sont là autant de questions pour lesquelles les réponses des historiens ne concordent pas toujours.
5- La polémique entre Zakher et le Père Fromage quant à l'origine de l'imprimerie
Les sources disponibles, choueirites et jésuites, ne révèlent aucun contrat écrit entre Zakher et le Père Fromage, qui puisse fixer clairement les prestations assurées par chacun dans la réalisation du projet. L'analyse des différents documents et la confrontation des deux thèses choueirite et jésuite permettent d'établir la conception suivante sur la genèse de l'imprimerie de Suwayr.
Depuis qu'il avait travaillé comme typographe à l'imprimerie d'Alep, Zakher avait caressé l'idée d'avoir sa propre imprimerie. Il fut encouragé dans ce projet par le Père Fromage dont l'amitié est attestée par la traduction en commun de trois livres en langue arabe. Les deux hommes étaient intéressés à la création d'une imprimerie à caractères arabes en Orient pour publier des livres qui serviraient la cause de la catholicité. Le Père Fromage aurait promis à Zakher une presse importée d'Europe avec une aide financière, et Zakher aurait pris à sa charge la fabrication des matrices, la gravure des plaques et la fonte des caractères.
Dans une lettre adressée à un ami marseillais qui pratiquait le commerce à Sidon, en date du 21 janvier 1826, le Père Fromage s'attribue l'initiative du projet: "Je suis occupé en ce moment à monter les diverses pièces d'une imprimerie que je viens de faire venir d'Europe. J'ai fait graver des caractères arabes semblables à ceux dont on se sert à Rome, à la Propagande. Bientôt je recevrai des typographes habiles que le T.R. Général ne tardera pas a m'envoyer". Nous ne pouvons pas retenir cette affirmation car la suite de la lettre met en doute son authenticité. Le Père Fromage y prétend qu'il n'a pas pu établir l'imprimerie au couvent jésuite d'Aynturah à cause de l'exigüité du local, et qu'il la fit transporter à Saint-Jean de Suwayr. Or nous savons d'après les archives jésuites, qu'entre 1723 et 1726, le Père Fromage avait été nommé supérieur général de la Mission de Syrie, et qu'entre 1724-1725, il entreprit l'agrandissement du couvent d'Aynturah avec l'aide des dames nobles de la Lorainne auprès de qui il était allé quêter en 1723. Le Père Fromage aurait pu assurer à Aynturah un local suffisant pour un projet aussi important.
Si Zakher a installé son imprimerie à Suwayr ce n'est pas parce que l'endroit y était prêt, puisqu'il a du faire construire, a proximité du couvent Saint-Jean, un local spécial pour recevoir l'imprimerie.
Le voyageur français De La Roque qui tient ses renseignements du commerçant Truihilier croit aussi que l'imprimerie de Zakher a été établie par le Père Fromage à Aynturah et qu'elle fut transportée à Suwayr faute de local adéquat. Il apparaît de ses affirmations que De La Roque était mal renseigné et même induit en erreur car il suppose que Suwayr est tout prés d'Aynturah et que le couvent Saint-Jean est à proximité de celui des jésuites: "C'est presque la même chose, à cause de la grande proximité", dit-il. Or cela ne correspond pas à la réalité, car il existe une multitude d'autres couvents plus proches d'Aynturah que ne l'est le couvent Saint-Jean, situé à plus de 40 Kilomètres.
Quant à l'aide financière assurée par le Père Fromage, elle est citée dans une lettre qu'il adresse à Zakher: "Et votre imprimerie qui vous fait vivre et qui en fait vivre d'autres, quels sont ceux par l'entremise desquels une œuvre pareille- a-t-elle pu être réalisée? Ne sont-ce pas les jésuites? Ne vous ai-je pas remis 60 piastres de la part du Père Marc (Treffon), supérieur de la Mission, et quelque temps après, ne vous ai-je pas remis une somme pareille de la part du Père Gabriel? En outre, à une époque plus rapprochée encore de nous, ne vous ai- je pas remis 166 piastres et plus? N'est-ce pas avec ces différentes sommes que vous avez pu achever de monter votre imprimerie?".
Le total des sommes que le Père Fromage dit avoir verse à Zakher est de 286 piastres. Or ce dernier répond qu'il n'en a reçu que 78 piastres: "Cette imprimerie, de la création de laquelle vous vous prévalez avec emphase, m'a déjà couté, avant d'imprimer une seule feuille, 1000 piastres, et jusqu'à ce jour, j'ai déjà fait des dépenses qui se montent à plus de 1500 piastres. Qu'est-ce donc la faible aumône que vous prétendez m'avoir faite? Que sont vos 78 piastres à l'égard de la somme énorme que j'ai déjà dépensée? Eussent-elles suffi a créer une œuvre pareille?"
6- L'apport du Père Fromage
A supposer que la somme que le Père Fromage soutient avoir remis à Zakher lui a été réellement payée, elle aurait constitue 19% du coût total de l'imprimerie (286/1500). Si, par contre, nous considérons que la thèse de Zakher correspond à la réalité, l'aide du Père Fromage aurait constitué 5% du coût de l'imprimerie (78/1500). Ces chiffres sont éloquents pour montrer la contribution financière de chacun dans la réalisation du projet de l'imprimerie. Nous savons par ailleurs, que le Père Fromage avait aussi promis à Zakher une aide financière demandée auprès des bienfaiteurs européens, avec l'éventualité d'en retirer une partie pour les œuvres missionnaires: "J'ai un grand nombre de connaissances en Europe. Si j'en reçois des aumônes pour votre imprimerie, voulez-vous me permettre de les employer en faveur des bonnes œuvres et pour répandre les livres religieux".
Zakher reconnaît au Père Fromage le secours qu'il lui avait assuré mais il le reproche, en revanche, de s'être approprié le mérite de créer l'imprimerie: "Vous avez été assez audacieux pour publier partout que vous avez crée une imprimerie en Syrie". Il reproche aussi au Père Fromage d'avoir recueilli des aumônes et de ne pas l'en avoir fait profiter: "Si donc vous avez pu recueillir des aumônes, grâce au renom acquis par l'imprimerie, n'ai-je pas le droit de me proclamer moi-même votre bienfaiteur? Je n'ai été pour rien dans votre abondance et comme vous ne m'en avez pas fait profiter, vous aussi, vous n'avez été pour rien dans tout ce travail qui m'a déjà tant coûté".
Pour ce qui a rapport à l'origine de l'imprimerie, le voyageur Volney qui avait séjourné sept mois au couvent de Suwayr où les ateliers typographiques étaient en pleine action, loue le mérite de Zakher qui "eut le courage de former le triple projet d'écrire, de fondre et d'imprimer… Ses caractères furent si corrects et si beaux que ses ennemis mêmes achèteront son livre (le Psautier)".
7- La position des critiques
La polémique entre Jésuites et Choueirites sur la réalisation de la première imprimerie à caractères arabes au Liban ne s'est pas limitée à Zakher et au Père Fromage. Le Père Louis Cheikho, S.J., en retraçant au début de ce siècle (1900) l'histoire de l'imprimerie en Orient, refuse à Zakher son rôle de pionnier de la typographie arabe au Liban et soutient la thèse de son confrère le Père Fromage dont l'authenticité n'a pas été prouvée jusqu'à nos jours. Il en est de même pour Basile Aggula qui, dans un article publié en 1982, nie le mérite de Zakher, non seulement pour l'imprimerie de Suwayr, mais aussi pour celle d'Alep.
Nous pensons que l'hypothèse de Aggula selon laquelle Zakher aurait été incapable de dessiner et de graver les matrices de l'imprimerie de Suwayr, vu qu'il manquait d'expérience et que son travail à l'imprimerie d'Alep était réduit à un simple ouvrier, est dénuée de fondement. Supposer que le silence de l'autobiographie de Zakher sur son séjour alépin est dicté par une volonté de cacher la nature de son rôle modeste à l'imprimerie du patriarche Dabbas, n'est pas conforme à la réalité puisque Zakher avait déjà composé des articles de grande valeur scientifique, collaboré à la traduction d'ouvrages. Il était parmi les rares Chrétiens de l'époque a avoir appris la syntaxe arabe chez un seyh musulman (Sulayman al-Nahwi). Zakher avait déjà acquis une notoriété pour ses qualités intellectuelles et était considéré au premier rang des savants d'Alep. Est-il possible que Zakher dont les Orthodoxes d'Alep voulaient la tête a cause de sa grande science et de sa verve polémique ait eu, dans l'imprimerie du patriarche Dabbas, le rôle d'un simple ouvrier?
D'ailleurs Aggula lui-même soutient que la situation matérielle de Zakher n'était pas brillante et qu'il était préoccupé à s'assurer le numéraire. Si cette hypothèse est supposée vraie, comment l'auteur peut-il expliquer que Zakher ait pu abandonner son métier d'orfèvre, de traducteur ou de copiste pour travailler comme simple ouvrier d'imprimerie et non comme typographe ou surveillant des travaux de typographie?
Dans un article qui parait au même recueil où figure celui de Basile Aggula, l'orientaliste roumain Virgil Candea qui s'intéresse de prés à l'histoire de la typographie en Orient, reconnaît que l'imprimerie d'Alep avait fonctionné de 1706 à 1711 sous la direction d'Abdallah Zakher".
Joseph Nasrallah relève aussi le mérite de Zakher et signale que "si le Père Fromage avait eu tant de part dans la création de l'imprimerie de Suwayr, il n'aurait pas manqué de s'en prévaloir - et avec raison d'ailleurs - dans sa lettre à Zakher". Or nous remarquons que dans sa correspondance avec Zakher, le Père Fromage ne s'approprie pas l'imprimerie mais rappelle souvent ses démarches, parfois intéressées, auprès de quelques bienfaiteurs pour procurer à Zakher quelque argent et l'aider à réaliser son projet.
Nous ne pouvons que nous incliner devant le génie de Zakher, son courage méritoire et son esprit éclairé. Les arguments irréfutables qu'il présente dans sa correspondance avec le Père Fromage, les Annales choueirites et les registres des comptes ne laissent pas de doute quant à son mérite d'avoir réalisé la première imprimerie à caractères arabes du Liban, et la première peut-être, de tout l'Orient, a être fabriquée localement.
B. Le rayonnement culturel de l'imprimerie de Zakher
1- Les publications
A l'époque de la mise en œuvre de l'imprimerie de Zakher, la science, en Orient, était avant tout religieuse, aussi bien pour les Musulmans que pour les Chrétiens. Tous les livres imprimés à Suwayr avaient un caractère spirituel ou liturgique. Les autres connaissances n'intéressaient que des milieux restreints et continuaient d'être transmises par des groupes de copistes professionnels.
Volney est le premier écrivain a avoir cité les publications de l'imprimerie de Suwayr. Il en énumère seulement 15 ouvrages imprimés jusqu'à son passage au couvent en 1784, alors qu'en réalité, les archives choueirites montrent qu'il y avait, jusqu'à cette date, 29 ouvrages dont 8 rééditions.
Schnurrer a cité, en 1811, 24 ouvrages alors que, l'examen chronologique des publications jusqu'a cette date, prouve que l'imprimerie avait déjà sorti 28 ouvrages auxquels il faut ajouter 14 rééditions.
En 1842, le Baron Sylvestre de Sacy cite seulement 30 ouvrages dont 9 rééditions, alors que le chiffre réel en est presque le double, puisqu'il s'agit de 54 ouvrages dont 23 rééditions. Même le Père Louis Cheikho, célèbre par son érudition, ne donne pas de chiffres exacts sur les publications de l'imprimerie de Suwayr. Il mentionne pour toute la carrière de l'imprimerie (1733-1899) 49 ouvrages dont 22 rééditions. Or l'examen des publications de l'imprimerie pour toute la période de son fonctionnement nous a permis de relever, à travers les archives du couvent Saint-Jean, 70 publications dont 37 rééditions.
L'examen de la liste des publications de l'imprimerie de Suwayr a révélé que seuls les chiffres présentés par Joseph Nasrallah et par le Père Athanase Hagg, sont conformes à la réalité et méritent crédit. Cet examen a prouvé aussi la nécessité de vérifier avec précision les données avancées par certains voyageurs et orientalistes qui sont souvent mal renseignes.
2- Le Marché des livres
Les registres des comptes de l'Ordre Choueirite, inexploités jusque- là pour ce qui a rapport à l'histoire de l'imprimerie de Suwayr, permettent de relever que, pour écouler les livres imprimés au Couvent Saint-Jean, les moines avaient un large réseau qui couvrait les principaux centres commerciaux au Liban, en Syrie et en Egypte, avec un représentant permanent à Rome qui, en plus de ses charges ecclésiastiques, s'occupait du commerce des livres. Les registres des comptes du XVIIIe siècle permettent de dresser la liste des centres et des agents commerciaux qui achetaient pour les moines tissus et denrées alimentaires, et vendaient de la soie et des livres imprimés à Suwayr.
--- Tableaux ---
L'étude comparative de ces deux tableaux montre que les moines n'avaient plus, au XVIIIe siècle, des agents commerciaux à Baalbek et Tripoli où le commerce des livres chrétiens se faisait rare. Par contre, l'échange commercial se faisait plus actif avec la Palestine où une nouvelle agence a été ouverte à Jaffa, ainsi qu'avec l'Egypte où le nombre des représentants s'est élevé à quatre.
Les registres indiquent que le marché d'Egypte est, avec celui d'Alep et de Rome, le plus important pour la vente des livres imprimés à Suwayr:
- En 1742, l'imprimerie de Zakher a vendu en Egypte 54 livres, et les moines ont offert à des bienfaiteurs 28 livres. Les livres vendus sont: Le psautier (23 exemplaires), Livre du mépris des vanités du monde (19 exemplaires), Le guide du chrétien (9 exemplaires) et Méditations spirituelles (9 exemplaires). Les livres offerts aux bienfaiteurs d'Egypte sont: Livre du mépris des vanités du monde (10 exemplaires), Le Psautier (9 exemplaires), Méditations spirituelles (9 exemplaires).
- Les prix des livres vendus en 1742 sont les suivants:
- Le Psautier: 1.5piastres.
- Méditations spirituelles:1.75 piastres.
- Le guide du chrétien:3.5 piastres. –
- Livre du mépris des vanités du monde: 3.5 piastres.
- En 1744, les livres expédiés par l'imprimerie à Rome sont au nombre de 31 dont 19 reliés et 12 sans reliure, ce qui prouve que certains acquéreurs préféraient les relier dans les ateliers romains.
C. Conclusion
Par le moyen de l'imprimerie, Abdallah Zakher et les moines choueirites ont mis en œuvre et répandu leurs convictions religieuses. Des sa réalisation, l'entreprise de Suwayr n'avait pas un caractère commercial. Elle a été fondée pour servir la foi catholique en Orient.
Retracer la naissance et le développement de l'imprimerie au Liban c'est raconter l'histoire religieuse et culturelle du pays à l'époque moderne. L'histoire de l'imprimerie de Zakher nous permet de relever quelques observations qui aideraient à mieux comprendre l'histoire culturelle de cette région orientale de l'Empire Ottoman au XVIIIe siècle.
1- L'importance du facteur religieux dans la conservation et la promotion de la culture chez les différents peuples de l'Empire. Les premières imprimeries de l'Empire Ottoman ont été l'œuvre de minorités juives ou chrétiennes jalouses de leur patrimoine religieux et culturel.
2- La polémique religieuse et la concurrence entre communautés, toujours néfastes sur le plan humain, ont joué au Liban, un rôle bénéfique dans la création des imprimeries à l'époque moderne. Sans la lutte d'influence entre Grecs Orthodoxes et Catholiques unis à Rome, l'imprimerie d'Alep n'aurait pas existé, et Zakher ne serait pas venu au Liban pour y installer la première imprimerie arabe.
3- les missionnaires européens qui œuvraient en Orient pour consolider l'union avec Rome y ont encouragé la transcription et la traduction des textes religieux. Cet essor a créé le besoin d'avoir recours à l'imprimerie pour une meilleure promotion des textes; d’où l'apport du Père Fromage dans la création d'une imprimerie au service de la foi catholique en Orient.
4- D'un autre côté, les intérêts économiques européens n'ont pas été étrangers à la réalisation de l'imprimerie de Suwayr. Les commerçants français installés dans les villes côtières de Saida, Tripoli et Beyrouth, voyaient dans la présence chrétienne florissante, une certaine garantie pour la réussite de leurs affaires.
5- L'histoire de l'imprimerie de Zakher met en lumière les relations culturelles qui existaient entre les régions orientales et les régions occidentales chrétiennes de l'Empire Ottoman. Bucarest qui avait imprimé des livres arabes pour les Chrétiens d'Orient, avait aussi envoyé une imprimerie à Alep ou Zakher s'était initié à l'art typographique avant de venir installer sa propre imprimerie au Liban.
6- L'existence de l'imprimerie au Liban a contribué avec les écoles religieuses, à l'essor de la culture au XIIIe siècle. Cet essor a préparé le terrain à une pléiade de savants et d'hommes de lettres libanais qui ont joué un rôle primordial dans la renaissance littéraire arabe (Nahdah) du XIXe siècle. Certains d'entre eux iront à Istanbul, capitale de l'Empire, pour y éditer des journaux arabes, alors que d'autres iront en Europe ou en Egypte où des journaux et des revues fondés par eux sont édités jusqu'à nos jours.
N'est-il pas d'ailleurs significatif que le Liban qui, sur les plans géographique et démographique, compte parmi les plus petits pays arabes, demeure toujours l'éditeur le plus important du livre arabe dans le monde?
|
|