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Paysans et Institutions féodales du Liban

 

 
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Paysans et Institutions féodales du Liban
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Paysans et Institutions féodales chez les Druzes et les Maronites du Liban du XVIIe siècles à 1914 - Toufic Touma - Publications de l'Université Libanaise
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Chapitre premier

Les constituants de la société

A. Au centre Nord du pays: Structures religieuse et sociale chez les Maronites


Du IIe au VIIIe siècle, dans l'Empire byzantin, le Christianisme souffrait d'une véritable désagrégation dont les conséquences étaient graves sur la constitution même de l'Etat et des groupes sociaux. Autour des " penseurs" religieux, qui se querellaient pour des nuances théologiques, le sectateurs formaient bandes fanatiques et aveugles. La loi du plus fort prévalait au sein de cette religion d'amour et de charité. Pour se défendre, les minorités religieuses se retiraient dans les montagnes et les vallées d'accès difficiles, ou dans le désert. Il y avait entre les uns et les autres des rixes et des luttes mortelles.

Parmi ces populations persécutées et pourchassées à outrance, vers le VIe siècle, se trouvait la communauté qui sera appelée "maronite". Elle vivait dans les montagnes de l'Amanos, au nord de la Syrie. Peu à peu, elle s'est déplacée vers le Sud, jusqu'aux environs de Homs. Un monastère fut élevée sur les rives de l'Oronte en l'Honneur de ''Mar Marun'', désormais symbole d'unité et de ralliement de plusieurs milliers d'adeptes. Des luttes de sectes allaient encore décimer ce petit peuple, le déloger de sa retraite. Les survivants et les rescapés seront enracinés dans ce milieu géographique, relativement sûr. Ils s'infiltreront vers le sud du pays où ils seront mélangés aux anciens occupants qu'ils convertiront au Christianisme.

Au VIIe siècle, les Empereurs byzantins auraient fait transporter jusqu'au Liban, par voie de mer probablement, la tribu guerrière des Mardaites qui devaient seconder les Maronites et les entrainer dans la lutte contre les troupes des conquérants arabes. Ces derniers, engagés dans les guerres plus importantes à leurs frontières Est, conclurent des traités avec Byzance et lui payèrent tribut en vue de la porter à brider ses alliés du Liban, ou même, à les affaiblir et à les abandonner. Dupe des apparences, Justinien II aurait rappelé une grande partie de sa "clientèle guerrière". "Il fit partir", affirme Théophanes, "douze mille Mardaites et leurs familles", qu'il fit disperser en Epire, Propontide, Pamphilie, Arménie, Thraces, notamment, "détruisant ainsi le mur d'airain de l'Empire".

Laissés à eux-mêmes, exposés à un réel et imminent danger d'extermination, les Maronites prennent conscience de leur situation dramatique, de leur destin et de leur entité en tant que minorité ne pouvant se défendre qu'avec leurs propres forces et stratégie, grâce à une organisation hiérarchique fort poussée. Ce sera par la religion, à laquelle ils ont du leur existence, qu'ils seront sauvés ou perdus. Désormais, le Patriarche fera l'unité de tous autour de sa personne. Il sera à la fois le chef spirituel, temporel, et, souvent militaire. Pendant des siècles, les Maronites ne verront pas grande différence entre les diverses significations de ces terme. Ce rôle guerrier du Patriarche a particulièrement frappé l'historien Ibn al- Hariri, qui constate combien son commandement était efficace et fort dans la lutte contre les troupes des Mamlouks entre 1262 et 1282. "Le Patriarche est notre Sultan", ripostaient les Maronites, vers 1850, à ceux qui leur disaient que le Sultan leur ordonnait de recevoir les Biblistes américains. Churchill, qui rapporte le mot, ajoute: "Je peux voir dans cette expression l'essence de la religion maronite. Aux yeux des maronites, toute autorité, civile ou autre, émane de l'autorité du clergé et y est absorbée."

Projection et survivance de cet esprit: le rôle joué par le clergé dans le commandement des combattants maronites durant les crises intercommunautaires au XIXe siècle. Cette confusion des rôles religieux et laïque du Patriarche était favorisée par le fait que les Musulmans, qui envahirent la Syrie au VIIe siècle, n'avaient qu'un seul et même livre, le Coran, pour les deux aspects de la vie, spirituel et temporel. Les dimmi, ahl al-kitab, gens du Livre, étaient en quelque sorte appelés à en faire autant. D’où la prépondérance du Patriarche et de ses cadres ecclésiastiques. C'est dans ce climat que sont nés ce qu'on appelle les Nomocanons, "ouvrage mixte ou se mélangent les sources du droit canon et celles du droit séculier".

Faudrait-il attribuer ce fait de structure et de mentalité à la survie des formes et des modèles de groupements de l'ancienne société autochtone ou bien aux influences déterminantes des nouveaux venus? Malgré son importance et sa portée, ce problème ne peut recevoir de solution tant soit peu vraisemblable. On ne possède aucune base de documentation.

Mais, de la pénombre d'une histoire semi- légendaire, émerge la figure du 63e Patriarche d'Antioche, fidèle à l'Eglise romaine. Il se nommait Youhanna Maroun II. Il marquera de son cachet toute la vie des Maronites à travers les siècles. Il aurait fondé une dynastie de princes dans sa propre famille. Ses neveux, fils de sa sœur, auraient été tout à tour les commandants de l'armée et les chefs civils de la communauté. Ils auraient combattu non seulement contre les pionniers de l'Islam, mais encore contre les troupes byzantines elles-mêmes dépêchées pour les ramener au sein de l'Eglise de Constantinople. Leur oncle les aurait ordonnés diacres pour les faire entrer dans la hiérarchie ecclésiastique, leur permettre ainsi d'occuper, de droit, les premières places à l'église et dans les assemblées des chefs, et, en même temps d'étendre sur eux sa propre autorité religieuse: les Maronites étaient ses ouailles, "ses moutons", disent les textes qui parlent de cette époque. C'était à lui de les diriger, de les surveiller, de les défendre.

Plus tard, la communauté s'est organisée naturellement à l'exemple de sa première hiérarchie: le système des chefs-diacre, sidiaq, qu'on appelait parfois émirs jusqu'au XIVe siècle, puis mouqaddams exclusivement, allait s'étendre et durer. Jusqu'au bon milieu du XVIIIe siècle, chaque agglomération relativement importante avait son mouqaddam qui était subordonné à un autre mouqaddam. De proche en proche, la pyramide se fermait par le Patriarche lui-même. Les mouqaddams, chacun dans sa circonscription, étaient chargés de rendre la justice, de collecter les impôts, de convoquer les hommes en cas d'appel aux armes et de les conduire aux batailles sous les ordres suprêmes des premiers chefs désignés par le Patriarche et acceptés par l'assemblée de la communauté .

Cette constitution ressemble en bien des points à une règle monastique. Le Patriarche, prince de l'Eglise Universelle dont il suivait les préceptes, aurait donné à sa nation les lois selon lesquelles il vivait personnellement. Il voyait ses partisans comme un supérieur de couvent voit ses religieux. De là, le caractère monacal relève par plus d'un historien, voyageur, orientaliste ou politique. Il est d'ailleurs très probable qu'à l'origine, les mouqaddams des villages furent les prêtres eux- mêmes. Rien dans l'histoire ne va à l'encontre d'une telle probabilité. Au contraire, la structure ultérieure, où les curés occupaient une très grande place dans les deux ordres religieux et laïc, autorise à accepter un tel jugement. Seules, probablement, les grandes localités avaient des mouqaddams-diacres, voir même des évêques, appartenant aux familles influentes.

D'ailleurs, que les chefs fussent des prêtres ou des laïcs, les résultats devaient être les mêmes du point de vue pratique. Le prêtre, autant que le laïc, portait les armes, faisait la guerre, rendait la justice. Toute guerre était un combat pour la foi et la vie, légitime défense ou acte méritoire: par conséquent, imposée à tous au même titre.

Tous devaient payer le prix de la liberté. Les mouqaddams et leurs sujets étaient confinés dans les régions de Jobbet-Bcharreh, Batroun, Jbayl, Ftouh, Kesrouan, où ils menaient une existence marginale, tolérés comme un pis- aller par l'Islam qui les entourait de tous les côtés. On ne pouvait songer ni à les exterminer ni à occuper leur territoire d'une façon continue. L'aventure aurait coûté cher aux assaillants. Il valait mieux les tenir en respect, les affaiblir au besoin par des raids et des razzias de troupes, plutôt que par des campagnes militaires organisées. S'il n'existait point "de réduits fortifiés, point de défenses"… "la montagne, à elle seule, constituait une protection assez sûre". Les Ottomans, même au XIXe siècle, constataient combien était difficile l'occupation militaire de la montagne et ils tendaient toujours de réduire la population par la ruse. Ils ne se sentirent pas la force de réduire ces semi-autonomes. Ils comptèrent se les rattacher par une sorte de vassalité et par un lien fiscal". Les officiers d'Ibrahim Pacha, en 1839-1840, considéraient que le Liban constituait une meilleure forteresse que Saint-Jean-D'acre même.

Il ne fallait surtout pas priver le fisc des impôts qu'ils payaient et des sommes qu'on leur extorquait. S'ils étaient indésirables, il ne fallait pas oublier qu'ils étaient utiles. En fait, la plupart du temps, ils dépendaient du sous gouverneur régional résidant à Tripoli, Damas ou Ghazir. Leurs rapports avec lui n'étaient pas soumis à des règles fixes. S'il était beaucoup plus fort qu'eux il ne manquait presque jamais de les taxer au-delà de leurs possibilités économiques. Ses troupes montaient les pentes, pillaient et saccageaient les couvents, les églises et les villages, massacraient les habitants, exécutaient leurs chefs, rentraient avec un butin appréciable d'objets usuels, de bêtes de somme, de chèvres, de moutons, de fruits, de vêtements et d'argent. En prévision de telles incursions, les Maronites fabriquaient leurs instruments du culte en bois. Fermanel constatait que même chez l'Eveque d'Ehden et le Mouqaddam de Bcharreh, les deux plus gros centres depuis l'origine, les assiettes et les plats étaient en terre cuite, il n'y avait ni chaises, ni table. Dandini décrit la grande pauvreté du mobilier chez les Maronites dont les riches, s'il en existait, étaient contraints de paraître pauvres par peur des Turcs qui les dépouillaient de tout ce qui avait de la valeur. Le fait n'avait guère changé au XIX siècle. "Le mobilier d'un montagnard consiste dans une natte, un coffre pour mettre ses effets , une marmite pour cuire son pilau". En 1838, Mislin trouvait que la vaisselle de l'Archevêque d'Héliopolis était en terre, ses cuillers en bois; sa table n'avait qu'un pied de haut. Les églises maronites n'avaient guère perdu de leur pauvreté traditionnelle.

Par contre, s'ils étaient plus forts que le sous- gouverneur, ou de puissance égale, les mouqaddams maronites redevenaient relativement autonomes. "Les pachas qui régnaient sur le littoral ont à diverses reprises essayé d'introduire dans les montagnes peuplées de maronites leurs agas et leurs garnisons mais, constamment repoussés, ils se sont vus contraints de laisser ces chrétiens tranquilles (…). Ainsi, sur leurs domaines, les Maronites sont presque indépendants. Ils s'y gouvernent, moins avec des lois qu'avec des coutumes" (…), ce qui explique le fait de l'habitat dispersé, non fortifié. "Tous ces chrétiens vivent répandus dans la montagne par villages, par hameaux et même par maisons isolées, ce qui n'a pas lieu dans la plaine". Ils n'ont pas de villes, remarque Dandini. Ils ont beaucoup de petits villages. "La constitution géographique du pays, aussi bien que le mœurs de ses habitants, ne prêtaient nullement à la formation des villes" . De plus, pour garder l'accès de leurs montagnes difficile aux troupes, ils étaient toujours hostiles à la construction de routes praticables. Boucher notait, en 1612, que le Liban-Nord était admirable et inaccessible. Cette précaution continuait à les préoccuper même au XIXe siècle. "Coupez nos montagnes de routes praticables à une armée", déclarait un chaykh kesrouanais à Mislin, en 1848, "et nous perdons le dernier privilège que nous avons su maintenir". Et de Poujoulat: "La nature même du Liban, les formes du terrain, rudes et quelquefois infranchissables, de vastes rochers élevés à pic, le manque absolu de chemins forment autant de défenses pour la population; il n'est pas difficile de couper les seuls sentiers qui existent dans la montagne, et l'ennemi ne peut plus faire un pas." Laorty-Hadji fait les mêmes observations. Et Burckhardt: "Les routes sont abominables. Les habitants les veulent souvent ainsi, en vue de rendre plus difficile l'invasion de leur territoire." A ces mêmes intentions, on attribue le comblement de ports libanais par l'ordre de Fakhr-Eddine II Maan. Le clergé renchérit sur les soucis de la défense: il déterminait les gens à refuser la construction de routes de peur de voir les étrangers pervertir les mœurs pures des ancêtres, autre forme d'occupation préjudiciable à la montagne.

Terre d'accès difficile d'une part. Des hommes capables de se défendre, de l'autre. De Brêves témoigne: les Maronites qui vivent dans six cents villages de montagne sont "tous gens de guerre et lesquels ne ployent le col au joug turquesque, que tant qu'il ne les blesse point". D'après maronites, cers 1630, pouvaient mattre sur pied de guerre et lesquels ne ployent le col au joug Fermanel, les Maronites,vers 1630, pouvaient mettre sur pied de guerre vingt mille hommes. Lamartine pense qu'ils pouvaient mobiliser de 30 à 40 mille combattants et que le Wali de Tripoli n'osait s'attaquer à eux que s'ils étaient divises entre eux. Quant aux meilleurs souvenirs des guerriers maronites concernant des batailles gagnées sur des détachements de troupes qui laissaient des armes, des munitions et des morts sur le terrain… on peut les lire dans Assaad Boulos et même dans le sérieux annaliste Douaihi.
Ces périodes de puissance devaient être fort rares et de courte durée. Mais, quand elles étaient réelles, les Maronites se faisaient respecter chez eux, et les sous-gouverneurs ottomans étaient forcés de tenir compte des situations concrètes, de reconnaître une plus grande dose d'autonomie et de se faire seconder par un conseiller général, choisi dans les rangs des notables maronites, qui servait d'intermédiaire entre eux et les habitants. Ce conseiller collectait les impôts et les versait à la caisse de Tripoli. Il était secondé par la chaine de mouqaddams (ou chaykhs) élus par les notables et le clergé selon des règles coutumières et agréés par le sous-gouverneur. "Le vasselage des Maronites, déclare Laorty-Hadji, consiste en une somme annuellement payée au Pacha de Tripoli. Cette somme est perçue par un chaykh (…). Ainsi, sur leurs domaines, les Maronites sont presque indépendants des autorités de la Porte. Ils s'y gouvernent à leur guise, moins avec des lois qu'avec des coutumes."

Cependant, le conseiller et ses collaborateurs n'étaient respectés qu'autant que le sous- gouverneur se sentait moins fort que les habitants. Car dès qu'il discernait des signes de faiblesse chez ces montagnards, il en profitait pour s'emparer du conseiller chrétien, le faire torturer et mettre à mort avant de lancer ses troupes à travers le pays. Vers 1609, par exemple, le chef des Maronites, dont le siège se trouvait à Bcharreh et qui administrait le Jobbet, fut tué par le gouverneur de Tripoli. Son fils, n'avait que cinq ans au passage de Boucher, en 1612, était entouré d'une très grande sollicitude de la part de la population. Il entretenait une haine farouche à l'égard des Turcs.

En fait, l'âme de cet enfant meurtri par la douleur représentait celle de tout son peuple. Car, aucun facteur ne rapprochait les maîtres de la région de leurs sujets maronites. Il régnait entre les deux parties une atmosphère de méfiance, souvent justifiée. L'équilibre des forces était toujours instable. Pour cela, l'arrivée des Croisés et leur domination furent accueillies comme une véritable délivrance par les Maronites qui paraissent avoir fait cause commune avec leurs coreligionnaires d'Europe. Ceux-ci, en plus d'une certaine aide militaire qu'ils ont accepté des Maronites ou qu'ils leur ont demandée, auraient respecté leurs institutions héréditaires qui n'avaient rien d'incompatible avec l'ordre féodal proprement dit. Si le pays fut divisé en un certain nombre d'unités territoriales, attribuées aux membres de la noblesse croisée, rien ne prouve que ces petits fiefs furent administrés sans le concours constant des cadres traditionnels indigènes. Quand le titulaire d'un district était français, italien, allemand ou autre, les agents intermédiaires de l'"exécutif" restaient autochtones: membres du clergé ou mouqaddams de tous rangs. Le service de l'ordre public comme la perception de l'impôt, auxquels se réduisaient pratiquement les actes de gouverner, étaient laissés entre les mains de la hiérarchie maronite.

Les formes locales de la structure autoritaire ont pu ainsi survivre aux Croisades après deux siècles de contact. Entre peuple, des deux parts, les rapports étaient plus doux que dans "le centre sud" du pays, ou la différence des religions constituait un obstacle à une compénétration humaine appréciable. Ici, avec les Maronites, des échanges de personnes, d'idées et de choses se sont établis. Des mariages "mixtes" eurent lieu dont se réclament de très nombreuses familles chrétiennes du Liban d'aujourd'hui. D'aucuns pensent que Zghorta, au Zaouieh, Hasroun, au Jobbet-Bcharreh, sont, tous les deux, peuples d'éléments croisés ayant jadis, opté pour rester au Liban au lieu de regagner l'Europe avec leurs compatriotes.

Histoire ou légende tout cela? L'une et l'autre, sans doute. C'est du social, en tout cas. Et, dans cette perspective, la conclusion suivante devient significative. En effet, à côté de leur foi romaine, qu'ils déclarent n'avoir jamais trahie, ces Maronites proclament que leur indépendance, leur autonomie civile et religieuse, a été effective et totale depuis leur arrivée au Liban. Ils auraient été, sans doute, soumis comme ensemble. Mai jamais ils n'auraient subi l'action directe d'une main extérieure qui leur imposât une administration quelconque. Ils ne manquaient jamais l'occasion de communiquer ce point de vue à l'étranger, de passage sur leur territoire. "Au fond, ce peuple est heureux. Ses dominateurs le craignent et n'osent s'établir dans ses provinces; sa religion est libre et honorée; ses couvents, ses églises couvrent les sommets de ses collines, ses cloches, qu'il aime comme une voix de liberté et d'indépendance sonnent nuit et jour la prière dans les vallées; il est gouverné par ses propres chefs, choisis par l'usage, ou donnés par l'hérédité parmi ses principales familles". Et ceci, moins poétique, mais plus concis: "Jibby Bisharry", affirme Churchill, "occupied by nearly 50.000 Maronites. This is the stronghold of the Maronites. Notwithstanding all the vicissitudes to which they have been exposed during upwards of 1500 years, these fastnesses have been own." On ne saurait guère mieux dire pour flatter l'amour- propre des bons Maronites! Ce sentiment que les Jésuites ont affreusement meurtri en tendant de prouver que les Maronites avaient été plus ou moins hérétiques. Mais on verra ce problème avec force détails dans la suite de cet ouvrage. On parlera de la férocité avec laquelle les Maronites refusaient la présence parmi eux d'éléments étrangers à leurs croyances.

Donc, ni les Byzantins, ni les Arabes, ni les Croisés, ni les Mamlouks, ni les Ottomans, n'auraient pénétré dans les montagnes habitées par les Maronites. Les uns et les autres, sauf les Croisés peut-être, pour soumettre les Maronites, leur imposaient un blocus économique et militaire, afin de les obliger à payer tribut. Tentés par la beauté du récit, certains auteurs maronites modernes attribuent aux ancêtres d'avoir occupé, en plus du territoire actuel du Liban, une partie de la Palestine et de la Syrie du Nord.

B. Au centre Sud du pays: De ceux qui seront les Druses au Liban.

1- Ils étaient d'abord chiites


Ce serait Moawiya, premier kalife omeyyade, qui aurait opéré le plus ancien transfert d'éléments persans aux principaux centres côtiers du Liban: comme Tripoli, Jbayl, Beyrouth et Saida. En 750, les Abbassides éliminent les Omeyyades de Damas et installent la capitale du Kalifat au Centre de l'Iraq. Forts, méfiants et sanguinaires les premiers khalifes de la nouvelle dynastie décidèrent de ne plus tolérer le comportement des Maronites en population cliente de l'Empire byzantin. Les mesures qu'ils prirent au bord de la Méditerranée serviront aux maîtres de Bagdad d'habile prétexte pour réagir contre un allié dangereux de la veille, installé à proximité de la capitale: Abou-Moslim al-Khorasani. Pour l'affaiblir, les nouveaux chefs, ses obligés, forcent une partie des tribus arabes et persanes, susceptibles de le soutenir à l'Est de Bagdad, à venir se fixer aux frontières des Maronites, dans les villes et sur le littoral du Liban.

Ces oxodes forcés seront nourris au long des siècles par d'autres infiltrations arabo-musulmanes. Les nouveaux venus étaient considérés comme chiites. On en comptait une dense colonie au Wadi-t-Taym sans le sud-Est du Liban. Une grande partie de leurs effectifs déclarera son drusisme pendant le XI siècle. Comptés parmi les meilleures sentinelles de l'Islam, ils étaient chargés de prévenir tout contact des Chrétiens de Byzance ou d'Europe avec ceux du Liban. Leur milieu d'immigration est concédé en iqta askari (fiefs militaires) à leurs notables sur lesquels on possède une connaissance élémentaire grâce aux ouvrages de Saleh Ibn Yahya et d'Ibn Sbat. Le père de l'émir Bohtor (qui donnera son nom à une lignée de princes, al-Bohtoriyouns) était contemporain de la première Croisade. Il possédait déjà le fief du Gharb, qui lui avait été concédé par les Seldjoucides de Damas. Ses descendants s'y considèrent comme chez eux, dans leur pays; preuve qu'ils n'y étaient pas installés de la veille". Parmi les plus anciens textes connus au Liban de charte iqta', celles accordées, en 1014, par al- Hakim bi-Amri-l-Lah, et, en 1057, par al-Mustansir bi-l-lah. Mais les bénéficiaires n'étaient pas installés dans le pays même. Plus de 50 actes de ce genre, émanés, au fil des siècles, des différentes autorités du Caire et de Damas, attribuent soit un village, soit deux, trois ou plus… aux ancêtres et pères de Saleh Ibn Yahya qui en rappelle les dates, les textes ou le contenu. Le premier en date, pour un émir établi au Liban même, aurait été écrit en 1147.

Les lois et les coutumes qui régissaient la vie tribale continueront à s'appliquer tout en s'adaptant aux exigences de la vie sédentaire. Le genre de vie se modifiera petit à petit. A l'élevage traditionnel, difficile à pratiquer sur une grande échelle dans un pays montagneux et pauvre en pâturage, se substitueront, en partie, une culture en terrasse sur un sol déjà préparé par les chrétiens, récemment refoulés vers le Nord. La vie sociale, plus exactement, le système hiérarchique ne subit qu'une légère transformation. Les bases d'une noblesse arabo-islamique sont conservées. Les tribus ont pour chefs des princes (émirs) qui sont choisis au sein des grandes familles. Celles-ci, fonction de l'importance numérique des parents et alliés autant que du rôle qu'ils peuvent jouer dans la défense du territoire.

Cette structure se conservera à travers les siècles. On la trouve décrite par Saleh Ibn Yahya, puis Ibn Sbat, et rapportée aux XIIe XVe siècles. On la rencontrera vers la fin du XVIe siècles, telle que sous la plume de Cotovicus: "Ce sont des montagnards, actifs, belliqueux, pleins d'audace, excellents tireurs…" "quoiqu' établis au ,milieu de l'empire ottoman, ils ont réussi à maintenir leur indépendance." (…) "Ils élisent des chefs appelés émirs, auxquels ils consentent à se soumettre et ne reconnaissent aucune autre autorité." Et, plus prés de nous, Laorty-Hadji: si leur religion est mystérieuse, "leur vie politique est plus saisissable. La nation, comme chez les Maronites, se partage en deux classes, les émirs ou cheikhs, et le peuple.

"Les notables, émirs ou chaykhs, qui ne sont pas nécessairement initiés à leur religion, sont chargés de veiller aux intérêts de la communauté et de la protéger contre ses ennemis. On les surnomme siyag at-ta'ifa (la clôture épineuse de la communauté). Au sommet de leur hiérarchie, se trouve le chaykh des chaykhs un primus inter pares, dont le rang est acquis par hérédité au sein d'une famille de notables.

Face à cette catégorie de chefs, on rencontre les classes de 'uqqal, pluriel de 'aqil (sage, initié), entièrement voués au service de Dieu et qualifiés pour protéger la communauté de la colère divine. Division du travail donc: les uns pour ce monde, les autres pour la vie future! Ceux-ci, cependant, ont une plus grande importance dans la vie des Druses. Car, c'est dans les corps des cinq premiers sages que sont logés, siècle après siècle, "les âmes des cinq vizirs (ministres) de Hakim; car elles ne doivent passer que dans des corps infiniment recommandables". Or, ces ministres, d'après le symbolisme de la religion, sont nommés Hamza, Tamimi, ar-Rida, Samuri, Samuqi. Ils sont les apparences des cinq identités divines, hudud, qui sont l'Intelligence ou la Raison universelle, l'Ame universelle, le Verbe ou la Divinité révélée aux croyants, l'Annonciateur ou l'aile droite, le Suivant ou l'aile gauche… selon les systèmes mythologiques des philosophes gréco-romains et des réformateurs persans, réélabores par la civilisation arabo-islamique.

La théologie druse établit des rapports mystiques entre différentes séries de réalités célestes, invisibles, et leurs correspondances terrestres dont le 'uqqal sont l'expression concrète parmi les hommes. Ces privilégiés de la Sagesse sont plus ou moins parfaits, selon leur conduite au cours des "vies" successives sur la terre, l'âme devant rentrer dans un nouveau corps humain immédiatement après la mort. Mais plus la vie précédente a été parfaite, plus celle qui la suit sera heureuse et pure. L'être qui n'aurait jamais failli aux préceptes de sa religion et de sa morale atteindra la vraie perfection, avec la plénitude de la connaissance, la participation initiatique aux mystères de la divinité. Les initiés ont des moyens particuliers pour reconnaître cet individu qui, pour cela, est autorisé et en quelque sorte obligé à porter un costume distinctif. Son état sert de point de repère pour le classement des hommes consacrés au service de la Sagesse. En général, l'extérieur répond à l'intérieur. Le costume est un signe du degré atteint par l'individu. Une série de cinq couleurs révèle à l'initie la vraie place d'un chacun par rapport aux cinq hudud. Le profane n'y comprend rien. Mais il découvre facilement qu'il existe des faits et des vérités qui lui sont cachés.

2- Une allégeance précaire

Ces Druzes du Liban, du VIIIe jusqu'au début du XVIe siècle, dépendaient des gouverneurs successifs de la Syrie. Les émirs sont nommés à leurs postes ou y sont maintenus par les autorités de Damas, elles- mêmes relevant de Bagdad ou du Caire. Dans les lettres d'investiture, il est tenu compte des usages locaux, du choix de la population elle- même et d'un ordre de succession par voie patrilinéaire. Ce qui assure une certaine survie des coutumes bédouines jusqu'aux temps actuels. Cette démocratie paternelle de la vie dans les déserts s'est avérée curieusement à l'aise en climat de montagne. C'était, en l'absence d'un clergé organisateur, la seule forme compatible avec une existence dangereuse et nécessitant une solidarité interne fort cimentée.

Tirant leurs subsistance et ravitaillement des ensembles de localités et de villages qui leur sont attribués, à titre héréditaire en général, mais renouvelable annuellement ou périodiquement selon les circonstances, ces notables veillent pour leur propre compte et au nom du régime établi à Damas, parfois aussi à Tripoli, à la sécurité du pays. Ils sont parfois invités à participer à une campagne extérieure ou à venir en aide à un émir en difficulté pour maintenir l'ordre sur un territoire ou se défendre contre l'envahissement d'un dangereux voisin. Leurs interventions sont parfois très efficaces et on leur adresse des éloges.

De temps en temps, surviennent des rivalités personnelles et des compétitions ambitieuses avivées ou étouffées, selon les moments, par un pouvoir extérieur soucieux de prévenir chez eux les velléités d'indépendance et, en même temps, de les voir disposer d'une force guerrière suffisante, capable de rendre service aux heures difficiles. Par contre, nos émirs, en dépit de leurs vives discordances font preuve de grande solidarité chaque fois qu'ils voient un danger exceptionnel menacer l'existence de leur pays. Pressentant des batailles décisives entre puissances rivales pour la possession de la Syrie et des territoires voisins, princes et sujets d'une même dynastie se scindent en deux camps pour combattre dans deux rangs opposés. Cette duplicité permet aux compagnons du vainqueur de conserver l'héritage ancestral et d'intercéder pour leurs parents, voire, grâce à des excuses plausibles et des cadeaux éloquents, de les sauver du sort inhumain réservé aux vaincus.

3- Rencontre avec l'Europe

Ce n'est que pendant la domination des Croisés en Orient que le régime administratif de ces tribus et postes militaires est perturbé. Certains liens avec Damas sont coupés. Des trêves se concluent, des ententes se font entre Occidentaux et émirs autochtones. Des dépendances, des quasi-vassalités s'établissent. Ces rapprochements, qui paraissent étranges pour un monde musulman, sont rendus possibles grâce à la conversion à la religion druse, dès les débuts du XIe siècle, d'une grande partie des chefs et de la population du Sud-est, du Centre et du Sud du Liban. Car, à l'encontre des Juifs et des Chrétiens, que l'Islam protège puisqu'ils sont "gens du livre", les adeptes de la nouvelle doctrine appartiennent à la catégorie des renégats, que l'orthodoxie musulmane conformiste doit exterminer et extirper de la terre des vrais croyants.

Conscients de cette dangereuse situation, les Druses défendent jalousement le secret de leurs croyance, essentiellement opposées à l'Islam. Ils sont réduits cependant à déployer tous les efforts possibles pour faire croire qu'ils sont musulmans authentiques et qu'ils pratiquent tous les préceptes du Coran. Le souci d'un tel secret porte Saleh Ibn Yahya à ne jamais écrire le terme même de druse, pas plus qu'aucun autre nom de doctrine attribué à sa famille. Al- Khalidi, historiographe de Fakher- Eddine II Maan, évite très soigneusement le terme "druses", quand, pourtant, il leur consacre tout un ouvrage. Considérant les gens et le contexte social, Lammens écrit: "Leurs opinions religieuses ont difficiles à déterminer. D'abord, ils arrivent, du Nord de la Syrie, de région où le drusisme avait réalise des conquêtes. Des le XIe siècle, la population du Chouf, au milieu de laquelle il demeurent, semble avoir été, comme de nos jours, composée de Druses. Jamais il n'y est question d'édifices, de cérémonies islamiques. Dans leurs rapports avec Damas et le Caire, les émirs se donnent comme musulmans. C'est là encore une attitude commune aux sectes secrètes: adhérer extérieurement à la majorité quand le contraire présente des inconvénients." Cette loi de l'arcane, at-taqiyya, s'étendait aux habitants du Gharb gouverné par les Bohtor. "Istatiru bil-ma'luf 'inda ahlihi", déclare un commandement de la Sagesse druse, "dissimulez vos croyances en pratiquant celles de la majorité de votre entourage". "Kullu ummatin qawiyat itba'uha wahfazuni fi qulubikum", "suivez la nation la plus puissante et conservez-moi dans vos cœurs", leur recommande le fondateur de leur religion.

Le premier de ces conseils d'extrême prudence oriente la vie spirituelle, le second concerne le style et les mœurs politiques. Toute interprétation sociologique des comportement druses qui ne tiendrait pas compte de cette vérité serait fausse, autant que les fatwas émises pour reconnaitre que le drusisme constitue un rite (madhab) de l'islamisme authentique…

De toute façon, si le musulman du Moyen-âge devait théoriquement et pratiquement faire la guerre aux Druses, renégats de sa religion, le chrétien, par contre, bien que désireux de les voir adopter sa doctrine, ne peut pas songer à les y forcer. Rien dans l'Evangile n'autorise la persécution ou l'intolérance. Du côté druse, l'enseignement ésotérique de premiers maîtres n'est aucunement dédaigneux à l'égard de Jésus et de ses adeptes. Mais, malgré ces considérations, les mœurs du temps ne semblent pas avoir toléré des attitudes fort amicale de la part des Druses à l'égard des Croisés et réciproquement. Le rapport de dépendance entre les hiérarchies locales et européennes devaient être précaires et de portée restreinte. Le Croisé a le souci de sa sécurité et de l'impôt. L'autochtone est jaloux de l'inviolabilité de son foyer - haram ad-dar wa-diyar - de la dignité de sa famille et de sa parentèle. La sagesse conseille de donner des garanties de loyalisme qui assurent l'occupant de ses droits fiscaux et reconnaissent le principe de son autorité politique. Le Croisé, pour sa part, au lieu d'exiger des Druzes une soumission totale, qu'il sait extrêmement couteuse, sinon incertaine, se contente de sa victoire, du tribut payé par les indigènes et de l'installation, pour les surveiller, de postes d'observation dans le milieu intérieur de leurs sujet, à qui il épargnent ainsi les contacts humiliants et indiscrets des agents étrangers. "Les émirs éviteront de e compromettre", écrit Lammens, "il louvoieront entre Francs et Musulmans…" "ils accepteront des sires de Beyrouth et de Sayda, non seulement des présents, mais des fiefs de soudée…" "Nous les surprenons en même temps avec les régents musulmans, mendiant auprès d'eux de nouveaux fiefs ou la confirmation des anciens…" "Mis au courant de leurs intrigues", "de leur politique double", Croisés et Musulmans "feront expier, par la prison, la confiscation des biens, et de la destruction des lieux fortifiés…" "ces émirs équilibristes".

Ce modus vivendi, entrecoupé de violence, explique pourquoi et comment les Croisés, qui sont restés longtemps les maitres d'un pays, n'ont presque pas laissé, à leur départ, de traces humaines durables parmi la population tributaire druse. A la campagne, deux civilisation e sont juxtaposées et ne sont guère compénétrées. Les contacts et les rapports sociaux des milieux urbains n'ont visiblement pas suffi à faire pousser une greffe culturelle réciproque. A travers des frontières fictives, telles les limites imprécises de deux liquides de densité différente, les gens se sont évidemment regardé vivre. L'emprunt des idées et des technique est réalisé par imitation et suggestion et se passe dans des temps sociaux et des durées dissemblables.

4- Sous un règne d'esclaves

Ce bilan négatif semble moins étonnant que celui des 245 années d'administration des Mamlouks, qui ont remplacé les Croisé au Proche-Orient. Leur Empire, surtout à ses moments de vigueur, est soutenu par une force armée brutale et sans affinités avec les habitants. Au Liban, ils ont renforcé le système des fiefs militaires, sans pour cela perturber l'ordre de succession traditionnel. Par simple prudence, ils ont pris des mesures particulières pour garantir leur emprise sur le pays. Pratiquement, au contact des Mamlouk et selon toute vraisemblance, l'esprit du foyer druse est petit à petit affaibli parmi les notables. Les liens traditionnels entre les chefs et le cultivateurs se sont relâchés. Une sorte de caste militaire en est formée, risquant de modifier la conception même des rapports de l'autorité. Si bien que, au lieu de rester intégrés à leur village, les princes se sont installés volontiers, et plus d'une fois, à Beyrouth. Nomade, semi-nomade ou paysan sédentaire, l'homme du "clan" qui garde ses armes à côté de la charrue ou avec le troupeau, et qui répond à l'appel du chef en cas de guerre, est très différent du compagnon d'armes qui tient beaucoup plus du soldat de métier que du citoyen, qu'il soit habitant d'un village ou membre d'une tribu. La société druse se serait peut-être fixée à ce stade de scission entre la chefferie et le petit peuple, n'eut été l'irruption des Ottomans, en 1516, dans les territoires occupés par les Mamlouks. A partir de ce moment, une sorte de retour à l'antique se fait jour dans les rangs des émirs et dans leurs rapports avec leurs sujets.

C. Un mal héréditaire: Les origines lointaines du particularisme communautaire

Clergé et mouqaddams maronites, au Nord, émirs et chaykhs au Sud du pays, ont dirigé, séparément, pendant des siècles, deux populations voisines, mais ennemies. On en a vu les raisons. Les essais ou expériences d'entente semblent avoir échoué, puisqu'aux XIIIe-XIVe siècles, une partie des Druses, habitant surtout la région du Jorde, s'était, parait-il, entendue avec les Maronites du Kesrouan pour former un ensemble indépendant aux frontières nord et est des Tannoukh. Ce qui leur a valu plus d'une campagne militaire dont les forces venaient d'Egypte, de Damas, de Tripoli et de Beyrouth pour soutenir les émirs fideles à la politique de l'Empire contre leurs parents dissidents et alliés des Chrétiens.

Cette dualité d'origines et de destins, entre Druses et Maronites, est aussi bien marquée dans la chronique que vivace dans les faits et la durée. On disait alors "la Nation maronite", "la Nation druse". Pas encore "la Nation libanaise ou le peuple Libanais". Sources lointaines d'actuelles antinomies politiques, religieuses et économique, cette dualité d'origine n'a jamais cessé d'alimenter les deux courants majeurs des aspirations nationales: de ceux qui se réclament d'une origine libanaise antique, parce qu'héritier des souches phéniciennes et maronites, et de ceux qui placent la fierté d'êtres arabes au-dessus de tout autre appartenance ante ou postislamique. Nous retenons ce fait parce qu'il a des conséquences multiples: conscientes ou non des causes et des significations de leur geste, des personnalités politiques proclament, en 1943, que l'avenir du pays ne restera plus à la merci de son passé, mais émanera d'une éthique et d'une force nouvelle qu'on a convenu de nommer "le Pacte National", c'est-à-dire la volonté de vivre ensemble sur le même sol, en ne tenant compte que du fait actuel et futur.

Cette fiction, malgré sa profonde sonorité émotive, n'a pas fait disparaitre les tensions sociales intercommunautaires. Se faisant symbole ou champion de l'une ou l'autre tendance séculaire, des leaders et notables se sont mis, en 1958, à la tête de partisans respectifs, et se sont engagés dans une lutte sanglante sur ce même sol où s'étaient déroulés les massacres mutuels de 1841 à 1860. De tous les sens possibles attribués à ces événements, il semble que celui de l'affirmation de soi des deux séries de chefs soit le plus important et le plus évident. Renvoi meurtrier à l'histoire médiévale, mais également survie, dans les formes sociales et les nouvelles idéologies qui les soutiennent, d'une conscience de l'être communautaire originel. Présent et passé de nos structures sociales s'éclairent réciproquement. Aussi n'est-il pas inutile de rassembler et de confronter des bribes d'histoire, de chroniques et de traditions, conservées et charriées par la mémoire de certaines familles en mal de prouver la noblesse d'origine et de justifier le droit au partage du pouvoir.
Mon Mar 23, 2015 7:46 pm View user's profile Send private message Send e-mail Visit poster's website
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